Dans un quartier de Saint-Denis, une ville de la banlieue parisienne, l’« Arabe du coin » s’appelle Mohammed. Comme la plupart des épiciers qui tiennent ce genre de commerces en France, il est originaire du Maroc. « Du côté berbère », précise-t-il.
Un marché que les Marocains se partagent avec les Tunisiens, dont la majorité se définit également comme berbères. Les Algériens ont quant à eux préféré investir dans les hôtels, cafés et restaurants dans les années 50-60, quand la population maghrébine arrivait par vague successive en France.
Il faut comprendre que l’histoire des épiceries de quartier est intimement liée au processus d’immigration. Lorsque l’État français a décidé de s’appuyer sur ses colonies pour recruter de la main-d’œuvre, des familles commerçantes ont également été du voyage, estimant que proposer à ces ouvriers les aliments du pays serait un marché lucratif, même si aujourd’hui, certains épiciers n’ont pas de passé commerçant dans leur famille.
Depuis presque vingt ans qu’il officie à l’épicerie, Mohammed avoue que l’année qui vient de s’écouler a été l’une des pires en matière de bénéfices. « Il y a encore quatre ou cinq ans, on pouvait rentrer jusqu’à 3.000 euros en quelques jours. Mais ces derniers mois, la caisse n’a jamais sonné aussi creux », souffle-t-il.
Comme bon nombre d’épiciers, qui ne rechignent pas à rester ouverts jusqu’à tard dans la soirée, la supérette dans laquelle il travaille subit de plein fouet la lourde concurrence de la grande distribution qui a envahi les villes ces dernières années. Une perte de vitesse qui, dans le cas de Mohammed, a coïncidé avec l’ouverture en 2014 d’un supermarché G20, à deux pas de son gagne-pain.
David contre Goliath
« Dans les années soixante, la France comptait 140 000 épiceries. Aujourd’hui, on en dénombre seulement 35 000, dont 17 000 sont sous enseignes », explique à TSA Alexis Roux de Bézieux, co-auteur de « L’Arabe du coin », un livre qui explique le rôle que jouent ces épiciers dans le développement du lien social.
Pour cet ancien consultant en entreprise, reconverti en gérant d’une épicerie d’un genre nouveau, l’une des raisons à cette hécatombe s’explique par l’implantation des grandes enseignes dans les centres-villes. Une stratégie commerciale opérée à partir de 2008, période à laquelle la grande distribution a traversé des difficultés. À cette époque, les ventes dans le secteur avaient reculé de 1,8 %, ce qui n’était alors jamais arrivé depuis 30 ans.
Outre l’arrivée de rudes concurrents, ces petits commerçants ont vu au fil du temps les semi-grossistes disparaître du marché, largement dominé par Metro. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux n’ont pas d’autres choix que de se fournir chez ce géant.
Mais pour les épiciers, ce serait pratiquement mission impossible de s’aligner sur les prix pratiqués par les enseignes de la grande distribution, dont la puissance d’achat est sans commune mesure avec leur supérette. « Comment voulez-vous que je fasse plus de marges qu’un G20 ou qu’un Monoprix ? Je suis un petit poisson à côté d’eux », se désole presque Mohammed, dont l’image revient à dire que la bataille à mener est celle de David contre Goliath.
À 40 ans, Mohammed ne veut pourtant pas sombrer dans le pessimisme et croit encore en la possibilité de « bien gagner sa vie » avec une épicerie. Sa clientèle, à majorité maghrébine et africaine, lui achète les produits qu’elle consomme : de la semoule, des épices, des bananes plantains… Il projette d’ailleurs de posséder son propre fonds de commerce d’ici quelques années.
Pour d’autres en revanche, l’heure de la retraite a sonné et leurs enfants ambitionnent d’embrasser une carrière professionnelle tout autre. « C’est souvent la deuxième ou troisième génération qui coupe court à la succession », remarque Alexis Roux de Bézieux, qui cite l’exemple d’un épicier marocain retraité dont les enfants, ayant acquis un confortable statut professionnel (la fille est avocate et le fils travaille dans la finance) n’ont pas souhaité reprendre le flambeau.
Face à ce déclin, une nouvelle génération prend peu à peu possession de ces commerces de proximité, qui tendent à s’ethniciser. Les gérants ne sont plus originaires d’Afrique du Nord, mais du Sri Lanka ou de Chine. Pour se relever de cette situation morose, la clé du succès résiderait alors dans la capacité à se différencier, considère M. de Bézieux. Innover, donc, pour continuer à exister. Certains sont parvenus à relever le défi.