Le front social bouillonne depuis plusieurs semaines en Algérie. Dans beaucoup de secteurs, des revendications mises en veille ont été brutalement déterrées par la faute de l’érosion du pouvoir d’achat dans une conjoncture économique défavorable.
Les débrayages ont déjà concerné enseignants, médecins, infirmiers et postiers, et d’autres corporations menacent d’y recourir. Les pompiers ont opté pour une action autrement plus spectaculaire, marchant dans les rues d’Alger en tenue officielle et essayant d’atteindre le portail du siège de la présidence.
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Le mouvement de la Protection civile a rappelé les stressants événements d’octobre 2014, lorsque des centaines de policiers en tenue avaient marché sur la plus haute institution de la République.
La manifestation des pompiers a sans doute fait prendre davantage conscience à tout le monde de la gravité de la situation, de surcroit compliquée par la conjonction des crises politique et économiques qui perdurent.
Signe de cette prise de conscience, trois des plus importantes institutions de la République se sont exprimé sur la question en moins d’une semaine. Si la carotte et le bâton brandis par les autorités n’ont rien de nouveau, les accusations proférées et les soupçons de manipulation émis sont pour le moins inhabituels concernant les conflits sociaux, étant jusque-là réservés à la contestation politique.
Le 2 mai, le président de la République, en Conseil des ministres, a instruit « d’engager un dialogue avec les différents partenaires sociaux du secteur de la santé afin de réviser la situation socioprofessionnelle des travailleurs » de la Santé et de faire de même avec les syndicats de l’éducation.
Mardi 4 mai, c’est l’ANP qui a évoqué la situation socio-économique dans un long commentaire de la revue El Djeïch. L’armée reconnait la légitimité du droit de grève et souligne que les revendications légitimes du peuple sont une réalité qu’il est impossible d’ignorer, mais dénonce des « manigances » et des tentatives de déstabiliser le pays à l’approche des élections législatives du 12 juin.
La crise est bien réelle
Pour l’ANP, les « opposants au changement » ont « opté pour des méthodes basses, les plus importantes consistent en l’exploitation des problèmes professionnels des travailleurs pour propager leur venin », et « les grèves qui ont poussé comme des champignons, dernièrement, sont la meilleure preuve ».
Ce jeudi 6 mai, c’est le gouvernement qui s’est exprimé solennellement, par le biais d’un communiqué officiel. Sans surprise, la même rhétorique est utilisée, avec cependant une disposition affichée au dialogue. « Il a été constaté dernièrement que l’activité syndicale a été inondée et exploitée par des mouvements malintentionnés cherchant à semer la fitna, des mouvements qui ont été démasqués et leurs plans dénoncés », lit-on dans le communiqué des services du Premier ministre.
Sans préjuger de la véracité des manipulations et autres tentatives d’infiltration et de déstabilisation, et quand bien même elles ne seraient pas une vue de l’esprit ou une échappatoire pour les autorités, il reste que ces dernières ne devraient pas occulter certaines vérités, au risque de compliquer la situation.
D’abord, la crise est réelle, la situation sociale est précaire, pour ne pas dire explosive, et la classe moyenne, colonne vertébrale de la société, est en voie de disparition.
Au-delà des chiffres officiels rassurants concernant l’inflation, nul n’ignore que la monnaie nationale a perdu plus du tiers de sa valeur ces dix dernières années et cela se répercute inévitablement sur le niveau des prix, donc sur le pouvoir d’achat des citoyens qui recule d’année en année.
C’est cette baisse du pouvoir d’achat que tous les syndicats invoquent pour justifier leur retour à la contestation.
Leurs initiateurs le disent clairement dans leurs plateformes. Les fonctionnaires des différents secteurs qui sortent dans la rue ou engagent des débrayages envoient pourtant un message clair : leur salaire ne leur permet plus de faire face au coût élevé de la vie.
Seul l’investissement peut constituer une solution durable
Autre vérité qu’il serait dangereux d’occulter, on a affaire-là à des fonctionnaires, donc des gens qui travaillent et qui sont payés.
Si ceux qui ont un revenu se plaignent de ne pas pouvoir joindre les deux bouts, qu’en est-il de l’état des smicards du secteur privé et, plus grave, des chômeurs et de tous les sans ressources ?
Leur situation est tout simplement désastreuse, et il ne s’agit pas d’une infime minorité. Les motifs pour les pertes massives d’emploi n’ont pas manqué ces derniers mois : baisse de la commande publique conséquemment à la chute des revenus pétroliers, ralentissement de l’activité pendant la crise sanitaire, mise au chômage des travailleurs de certaines entreprises appartenant aux hommes d’affaires condamnés dans les procès anti-corruption et investissement au point mort à cause entre autres de la crise politique.
L’autre élément que le gouvernement est appelé à prendre en compte est une règle de l’économie qu’il n’ignore pas : opter pour une augmentation généralisée des salaires c’est booster l’inflation et se retrouver à la case départ, le fond du problème étant le pouvoir d’achat. Ce n’est pas tant le nombre de billet qu’ils perçoivent qui importe aux travailleurs, mais l’usage qu’ils peuvent en faire.
Le gouvernement a en fait deux options devant lui : servir des illusions et brandir des spectres en attendant une remontée providentielle des prix du baril ou se mettre dès maintenant à réunir les conditions de la relance et de la diversification de l’économie, par notamment l’encouragement de l’investissement productif.
Il est inconcevable d’entendre encore de la bouche des représentants de l’Etat, donc de ceux qui détiennent tous les leviers pour agir, que des « parties » joueraient à entraver les projets d’investissement créateurs d’emplois et de richesses.
Cette question doit être érigée sans tarder en priorité nationale et le gouvernement doit proposer de véritables solutions de sortie de crise, et remettre rapidement en marche la machine économique pour éviter l’embrasement du front social.