Le mouvement des magistrats s’avère au fil des jours loin d’être une banale réaction d’une corporation à une mesure improvisée de sa tutelle et qui touche au petit confort de ses membres.
Certes, tout a commencé avec la décision de muter d’un trait et en pleine année scolaire près de 3000 juges et procureurs, mais le conflit a fini par faire remonter à la surface la question centrale et substantielle de l’indépendance de la justice.
Le dernier mot dans la gestion de la carrière d’un juge revient légalement au Conseil supérieur de la magistrature. Sauf que cet organe a avoué n’avoir pas été consulté dans l’élaboration du mouvement et qu’il n’a fait que consulter le planning une fois finalisé.
C’est donc le ministère de la Justice qui a tout décidé, empiétant sur les prérogatives d’une institution des plus importantes, sinon la plus importante du système judiciaire. L’aveu, ajouté à la revendication d’une justice réellement indépendante insérée dans la plateforme du Syndicat national des magistrats, a valeur de camouflet pour le pouvoir en place. Il tue dans l’œuf le mythe naissant d’une justice libérée par le hirak du 22 février, tendant à faire croire que, depuis, le juge n’obéit qu’à la loi et à sa conscience. Il conforte surtout les suspicions d’impartialité qui accablent les juges dans le traitement des dossiers d’une centaine de détenus d’opinion qui croupissent dans les prisons du pays par le fait d’une détention provisoire devenue systématique.
« Aucun juge n’a fait publiquement part d’ordres qu’il aurait reçu pour les mettre en prison », a réagi le président du SNM, Issad Mabrouk. Mais c’est comme si. La montée au créneau du syndicat, son président en tête, pour réclamer l’indépendance effective de la justice, est un aveu que les juges ne sont pas libres, y compris donc ceux qui ont envoyé en prison des contingents de jeunes manifestants, des militants politiques et le moudjahid Lakhdar Bouregaâ. Le refus de ce dernier de répondre aux questions du juge, déniant toute légitimité à l’ensemble de l’institution, n’était pas pour passer sans conséquences, avant que la goutte du mouvement du 27 octobre ne fasse déborder le vase déjà plein.
Quelques semaines auparavant, c’est le militant politique Karim Tabbou qui a été remis dans sa cellule au lendemain de sa libération sur une décision en bonne et due forme d’un juge d’instruction. « L’attitude du grand moudjahid Lakhdar Bouregâa, exprimée devant le juge, traduit la rupture avec le système judiciaire actuel qui, selon cet homme, a perdu de sa légitimité. Cette attitude risque d’être développée par d’autres justiciables si la justice algérienne n’offre pas des garanties d’indépendance du juge », met en garde l’avocat Khaled Bourayou.
Le hirak prudent vis-à-vis de la grève des juges
Le président du SNM lui-même affirme que les mutations décidées par la tutelle n’étaient que la goutte de trop. « Nous ne sommes pas sortis à cause du mouvement comme on tend à le faire croire. Ce mouvement a été la goutte qui a fait déborder le vase, suite à l’accumulation des problèmes que subissent les magistrats aussi bien professionnels que sociaux et qui n’ont pas trouvé les réponses idoines. Les réponses données étaient conjoncturelles et de replâtrage », disait Issad Mabrouk jeudi 31 octobre.
Si la tutelle a préféré réserver un traitement technique au bras de fer, les juges, même s’ils n’ont pas franchi le pas d’utiliser le refus de superviser la prochaine présidentielle comme carte de pression, espèrent des solutions globales, incluant le volet central de la place du juge, de ses prérogatives, du rapport de l’institution au pouvoir politique. « Nous voulons casser le mur de la peur, prendre une position positive et briser le silence des magistrats qui dure depuis des années et qui a été exploité à des fins politiciennes par tous les ministres de la Justice depuis l’indépendance », tonne le même Issad Mabrouk.
Le conflit a pris une connotation un peu plus politique lorsque, le 1er novembre, le ministre Belkacem Zeghmati, avait reçu un soutien de poids en entendant le chef de l’armée l’exhorter à aller « jusqu’au bout ».
Le SNM n’est pas la seule voix de la colère des juges. Le Club des magistrats, créé dans le sillage du soulèvement populaire du 22 février, multiplie lui aussi les sorties pour réclamer une réelle indépendance de l’institution. Dans sa dernière en date, ce samedi 2 novembre, il a plus profondément soulevé la problématique du rapport de la justice au pouvoir politique en rappelant que tous les ministres de la Justice depuis l’indépendance ont fait serment d’allégeance à la révolution socialiste.
Mais que pense le hirak de tout cela ? Les magistrats ne se gênent pas à se réclamer du mouvement populaire et de ses idéaux, mais les manifestants ont soigneusement évité, lors du trente-septième vendredi, d’intégrer la grève des magistrats dans la thématique de leurs pancartes.
Sans doute échaudés par le faux ralliement des juges lors des premières semaines du mouvement, ils sont taraudés par une question plus que pertinente : que feront les grévistes si la tutelle renonce à leur mutation ?
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