Pourquoi, selon vous, le ministère de la Justice a procédé à ce vaste mouvement dans le corps des magistrats qui a débouché sur une grève illimitée de ces derniers ?
C’est en effet le plus important mouvement dans le corps des magistrats depuis l’indépendance. Il a touché près de 3000 magistrats. C’est un bouleversement dans l’appareil judiciaire. Ce mouvement peut exprimer une volonté de changement s’il est accompagné de mesures exprimant une intention réelle d’aller vers une indépendance effective de la justice.
D’autre part, on est en droit de s’interroger sur la portée de ce mouvement à quelques semaines d’une échéance capitale déterminante pour l’avenir du pays, le scrutin présidentiel du 12 décembre.
L’ensemble de ces facteurs font que ce mouvement intervient dans une conjoncture particulière dominée par l’élection présidentielle.
Les réactions hostiles à ce mouvement émanant du Syndicat national des magistrats témoignent du refus de la démarche adoptée par la Chancellerie. Selon cette organisation syndicale, la démarche de l’administration centrale n’était pas sans heurter les magistrats qui dans leur presque totalité en souffrent du fait de la perturbation de la scolarité de leurs enfants et des pénibles conditions de leur intégration dans leurs nouveaux postes où ils auront à affronter les pires difficultés liées à la recherche d’un logement.
Par ailleurs, il importe de souligner l’importante réaction des membres du Conseil supérieur de la magistrature qui, apparemment, n’a pas participé à ce mouvement. À ce titre, on ne comprend pas la réaction tardive de ce conseil qui aurait dû manifester son opposition lors de sa session.
En effet, c’est une réaction qui risque de discréditer le rôle et la place de cette structure, à travers cette réaction qui semble anachronique dans la mesure où on renie l’exercice de ses propres prérogatives. Aussi, on ne comprend pas que le Conseil supérieur de la magistrature ait attendu que la liste soit publiée pour réagir.
Mais la colère des juges a débordé sur la revendication de l’indépendance de la Justice…
La démarche du syndicat semble procéder des revendications du mouvement du hirak qui entend donner à l’indépendance de la justice une assise selon laquelle cette indépendance doit procéder d’un État de droit, du renforcement des prérogatives des juges, dont notamment, le principe de l’inamovibilité des juges qui constitue en soi une garantie contre les réactions de la chancellerie, sans oublier que cette indépendance est tributaire de la liberté d’expression dont le syndicat national des magistrats en constitue l’instrument idoine.
Étant entendu que l’indépendance de la justice est une œuvre de longue haleine qui exige une réelle volonté politique d’en faire un objectif stratégique, en d’autres termes, l’indépendance de la justice ne se décrète pas mais se construit patiemment en mettant la concrétisation de cet objectif sur les bons rails, c’est dans ce cadre qu’il importe de revoir la conception du Conseil supérieur de la magistrature afin d’en faire un instrument de contrôle et de suivi de la carrière des magistrats, et ce, en revoyant sa composition qui dans sa majorité doit revenir aux magistrats du siège. Et, pour marquer l’indépendance de cette structure, il convient de réserver sa présidence au président de la Cour suprême.
Enfin, il faut revoir le système de notation de magistrats en permettant à chaque magistrat de connaître la sanction de son travail de façon transparente qui fait qu’il peut accéder à la notation de ses collègues.
L’indépendance de la justice est donc indissociable de la substance des revendications du hirak populaire ?
On a galvaudé depuis 1962 à ce jour ce principe qu’est l’indépendance de la justice. Il ne s’agit pas de l’affirmation de ce principe fondamental mais la volonté de le concrétiser dans le cadre d’une refonte totale des institutions du pays qui doivent incarner l’État de droit selon lequel la souveraineté de la loi est le seul et unique cadre d’une gouvernance transparente, légitime et compétente.
Vous ne pensez pas que la pression maintenue du hirak, l’épisode de Karim Tabbou ou encore la réaction de Lakhdar Bouregâa ont été pour quelque chose dans ce réveil des juges ?
L’attitude du grand moudjahid Lakhdar Bouregâa, exprimée devant le juge, traduit la rupture avec le système judiciaire actuel qui, selon cet homme, a perdu de sa légitimité. Cette attitude risque d’être développée par d’autres justiciables si la justice algérienne n’offre pas des garanties d’indépendance du juge, l’autonomie du ministère public et la non-soumission du système judiciaire aux desiderata de l’Exécutif. Il importe de souligner l’importance d’un fonctionnement conforme aux textes de l’appareil judiciaire qui doit impérativement respecter ses règles de fonctionnement telles qu’elles sont inscrites dans le Code de procédure pénale et les principes fondamentaux du droit.
À ce titre, le cas de Karim Tabou est symptomatique d’un dérapage dangereux du fonctionnement du système judiciaire qui a consisté à incarcérer un homme sur la base d’un dossier qui est apparu après que Karim Tabou ait bénéficié d’un contrôle judiciaire par la chambre d’accusation de Tipaza.
Cette façon de procéder risque, en effet, de discréditer l’appareil judiciaire en l’exposant à des attitudes de reniement.
Le SNM a décidé de boycotter l’action judiciaire mais pas la supervision des élections. Pourquoi, selon vous ?
Cette réaction exprime la maturité de cette organisation syndicale qui entend exercer effectivement ses prérogatives tout en veillant à ne pas compromettre les grands enjeux auxquels est confronté le pays.
Comment voyez-vous la suite de cette grève des juges ?
Le problème, ce ne sont pas les conséquences d’une grève, mais comment nous sommes arrivés à cette grève. Il faut se poser la question si nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation où il faut calmer les institutions, rassurer les gens, faire en sorte que les nouvelles élections soient un événement institutionnel important dans la vie de la République. Parce que je ne pense pas qu’on puisse aller vers des élections sereines dans un climat pareil. C’est pour ces considérations qu’il me semble important de privilégier la concertation entre la chancellerie et le syndicat afin d’aboutir à une solution qui puisse assurer la sérénité de cette situation dont le maintien risque de paralyser totalement le fonctionnement du système judiciaire et la pénalisation des justiciables.