Dans un monde en pleine mutation, face à des bouleversements géopolitiques et géostratégiques, l’Algérie a plus que jamais « besoin d’une doctrine » bien définie et réfléchie en consacrant la liberté de penser, en s’ouvrant sur son intelligentsia pour affronter les multiples défis auxquels elle est confrontée.
Le constat n’est pas d’un « think-tank », ni d’un leader politique mais de l’ex-gouverneur de la Banque d’Algérie, Abderrahmane Hadj Nacer, auteur de la « Martingale algérienne ».
« Le choix qui se pose pour nous, dans quelle optique pouvoir s’organiser, la définition de doctrines, réfléchir à des questions essentielles, quel est le pouvoir du capital, quel est le pouvoir des militaires, de l’intelligence et bâtir autour de ça des doctrines », soutient-il dans un entretien accordé au site Twala, diffusé jeudi.
Une réflexion qui doit porter également sur le rôle de l’Algérie dans son environnement, autrement dit en Afrique du nord, dans le Sahel, en Méditerranée et dans le monde arabe.
« Est-ce que l’Algérie est juste un pays pivot sur lequel s’appuient les grandes puissances qui elles ont des doctrines ? », s’interroge-t-il. Pour lui, sans doctrine, l’Algérie devient un « pays pivot et chacun va définir pour lui ce qui est intéressant à prendre chez nous ».
« Mais quand on a des doctrines, on n’a pas vocation à être un pays pivot, mais plutôt à être un pays stratégique, comme on l’a fait pour le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) », développe Abderrahmane Hadj Nacer.
Pour « devenir quelque chose, il faut avoir des doctrines qui soient visibles pour les autres », dit-il. Dans cette réflexion sur la gestion de son environnement, l’Algérie ne doit pas se limiter à l’aspect diplomatique, mais doit intégrer les plans militaire, économique, technologique et industriel, estime l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie qui déplore toutefois « qu’on n’en est pas là ».
« Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu de réflexion », regrette-t-il. Même la coopération économique et les contrats que l’Algérie signe avec certains pays occidentaux, comme la fourniture du gaz au Royaume-Uni pour une décennie à partir de 2029, qui « nous regardent de façon dévalorisante » puisqu’ils prennent position en faveur d’Israël, dont le comportement est « obscène », doivent, selon lui, obéir à une grille d’analyse qui prenne en considération le nouvel ordre mondial qui se dessine avec une Europe en « perdition », la crise du « capitalisme » américain et l’émergence de puissances, comme la Russie, la Chine ou encore la Turquie et l’Iran.
« Si nous étions stratèges, si nous avions une doctrine, nous pourrions leur offrir la possibilité de construire ensemble un environnement de stabilité. Or, manifestement, ils n’ont pas confiance dans cet environnement de stabilité. Ils ont envie et ont besoin de le construire parce que nous sommes voisins. Mais, nous ne sommes pas prédictibles. La seule chose prédictible est que nous avons une armée puissante capable de se défendre », souligne Abderrahmane Hadj Nacer en ajoutant que la « capacité de défense n’est pas une capacité de projection ».
Quelles sont alors les ressources politiques, culturelles et économiques à mobiliser pour replacer l’Algérie sur l’échiquier géopolitique ? « Y a eu une expérience dans les années 1990, les réformes pensées par des Algériens. Il faut se faire confiance pour définir des doctrines. Il faut vouloir définir une doctrine. Il faut accepter de partager le pouvoir. Penser que la présidence peut réfléchir sur tout, que l’armée peut réfléchir sur tout et que les services de sécurité peuvent avoir une idée sur tout ce qui se fait dans le pays est une erreur fondamentale », assène Hadj Nacer.
« Il faut mobiliser les Algériens ici et dans la diaspora ; il y a suffisamment d’intelligence », soutien-t-il. « Évidemment, ajoute-t-il, il faut un noyau dur qui doit avoir une idée où on doit aller, quelques définitions fondamentales sur les équilibres de pouvoir, il faut quelques points fondamentaux, car on ne peut pas tourner notre dos à notre histoire ».
Abderrahmane Hadj Nacer explique ce dont a besoin l’Algérie
Et l’un des éléments doctrinaux que l’Algérie a hérité de la Guerre de libération demeure la définition du « non-alignement » du pays dans le monde multipolaire futur.
« Il est clair dans le monde multipolaire dans lequel elle s’inscrit, et malgré ses faiblesses, que l’Algérie ne s’aligne pas ni sur la Russie, ni sur la Chine, ni sur les États-Unis. Tout compte fait, tout le monde a besoin de ce genre de pays qui ne s’alignent pas pour l’intermédiation », souligne l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie.
Autres éléments doctrinaux : la reproduction de la « décision collégiale », comme du temps de la révolution, une espèce de réinvention de « tajmaat (groupe) » dans son acception moderne, l’autosuffisance alimentaire et une industrie militaire, égrène-t-il en substance.
« Si on ne permet pas la pensée libre, on n’aura rien, on continuera à être dépendant. On ne peut pas acheter le développement, ni le positionnement. On ne peut pas continuer à vivre sur le souvenir que nous a laissé le GPRA alors qu’on n’a pas arrêté de lutter contre les enfants du GPRA depuis l’indépendance », prévient Abderrahmane Hadj Nacer.
Même s’il relève que le type de formation qui a caractérisé l’élite de la révolution, une élite multilingue, ouverte sur le monde, manque aujourd’hui et le monde « bipolaire que nous avons connus a disparu », pour lui « il faut faire confiance aux nouvelles élites » et le problème à gérer dans le futur est plus un problème d’ouverture sur les langues étrangères et les civilisations, « comme l’ont été les pères de la révolution » pour ne pas « s’enfermer sur une pensée primaire, religieuse ».
« Sinon, je ne vois pas d’autres difficultés », prédit-t-il. Dans ce contexte, l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie rappelle que l’insurrection populaire de 2019 « nous a appris qu’on voulait vivre ensemble et qu’on avait des idées intelligentes et pacifiques ».
« On a une classe moyenne éduquée qui fait que de toute façon le pouvoir dans son essence va devoir composer. Le pouvoir n’est pas antinational. Il n’y a pas une volonté délibérée de la dictature ou de la corruption, il y a un manque de savoir-faire par rapport à une masse aussi nombreuse et éduquée car au sein du pouvoir, il n’y a pas cette réflexion doctrinale », analyse encore Abderrahmane Hadj Nacer.
Selon l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie qui est devenu écrivain, « il faut tenir compte des échecs de la charte de 1975 et de l’ouverture de Chadli en 1988 pour bien comprendre qu’aujourd’hui nous sommes dans un moment où il y a une demande populaire et il y a une difficulté à comprendre comment faire face à cette demande de la part d’en haut ». « Nous sommes dans ce moment de l’histoire politique et de bouleversement mondial où on aura besoin de cette intelligence », conclut-il.