Il y a 50 ans, jour pour jour, était assassiné, Jean Sénac à Alger. L’écrivain, journaliste et ancien ministre, Hamid Grine vient de publier un roman autour de ce poète. L’œuvre intitulée « On dira de toi » vient de paraître aux éditions Dalimen.
La sortie de votre nouveau livre « On dira de toi » coïncide avec le cinquantième anniversaire de la mort de Jean Sénac. Le poète a, en effet, été assassiné le 30 août 1973 chez lui à Alger. Cette date n’a pas été choisie par hasard, je suppose !
Ni tout à fait coïncidence, ni tout à fait programmation. Disons qu’il y a les deux. Je m’explique. Le livre, je l’ai commencé fin 2019. J’ai terminé une première mouture fin 2020.
Je l’ai laissé se « reposer » quelque temps pour voir, la distance aidant, les insuffisances. Je le reprends et je coupe des dizaines de paragraphes. Je le mets encore de côté pendant quelques mois tout en approfondissant mes recherches sur Sénac. Je le reprends et rebelote, je coupe encore…
Bref, ce n’est qu’en janvier 2023, que j’ai pu mettre au point cette version très différente de la première. C’est Boualem Sansal qui m’avait dit sur Le café de Gide qu’un autre que moi aurait pu écrire 400 pages alors que je m’étais limité à l’essentiel, sans cholestérol, sans gras et sans tout ce qui me paraissait superflu.
Même dans mes repas, j’ai une diététique que j’observe depuis une trentaine d’années : ni sucre, ni gras, ni friture. Tout cela pour vous dire que je n’ai jamais aimé le lourd. J’aime ce qui est léger.
Aucun écrivain algérien n’avait consacré un roman à Jean Sénac. Qu’est ce qui a motivé votre choix ?
Il faut préciser que j’entends parler de Sénac depuis le lycée grâce à son émission Poésie sur tous les fronts que je suivais régulièrement sur les ondes de la chaîne III.
Quel talent ! Et quelle chance il donnait aux jeunes poètes en lisant lui et les autres animateurs, leurs poèmes. Il ouvrait des portes aux jeunes.
Il faisait rêver. Et vous savez combien le rêve est important pour les adolescents. Je l’ai même connu furtivement début des années 70 dans un café d’Alger.
En fait, je m’étais vraiment intéressé à lui à partir de sa mort tragique qui m’a vraiment ému. D’une part, parce que son assassinat était plein de mystères dans une époque qui n’en manquait pas.
Mais aussi, j’allais dire surtout, parce qu’il était poète et étranger qui avait préféré rester en Algérie plutôt que de partir en France comme l’ont fait d’autres intellectuels d’origine autochtone comme Bourboune, Dib, Kateb, etc.
Lui est resté ici pour soutenir avec ses poèmes et sa voix l’Algérie frémissante des premières aurores…Et puis quel amour pour l’Algérie, un amour fou, inconditionnel. Il aimait l’Algérie plus que sa propre mère ! C’est tout cela qui a motivé mon choix.
Jusqu’à ce jour, le mystère plane encore sur les raisons de son assassinat, à 46 ans. Son homosexualité a souvent été mise à l’index. Est-ce que vos recherches vous ont permis d’en savoir plus ?
HG : Sur les raisons de son assassinat, il y a en gros deux tendances. Celle de ses biographes étrangers, essentiellement français. Et celle des autorités algériennes.
Pour les uns, c’est un crime politique, c’est-à-dire qu’il est l’œuvre des islamistes tout en laissant croire qu’il pourrait y avoir d’autres forces occultes.
Pour les autorités de l’époque c’était un crime crapuleux, tendance mœurs. Ils ne le disaient pas ouvertement, mais on le comprenait entre les mots.
Mes recherches ont abouti à cette conclusion : il n’est ni l’œuvre d’islamistes, il n’y en avait pas à l’époque sinon à l’état embryonnaire-et pourquoi tueraient-ils Sénac qui n’était d’aucun danger pour eux- ni celui des forces occultes.
Il faut savoir que Sénac soutenait à fond la révolution agraire et les autres choix politiques du régime y compris l’arabisation. D’ailleurs, il s’était mis à l’apprentissage de la langue arabe. Il n’en connaissait que quelques mots.
Quant à son homosexualité, elle a été moquée et attaquée par deux écrivains Kateb et Haddad, les deux lui ayant dit : tu fous le camp de ce pays !
Il parle de ce traumatisme dans l’une de ses œuvres, il en a même parlé à son fils adoptif et à d’autres…
Pourtant, Sénac a été le premier à écrire un article sur le roman « Nedjma » dans L’Express. Il était fou de Kateb Yacine sur le plan littéraire.
Sur le plan des mœurs, il faut toutefois préciser pour les plus jeunes que l’Algérie d’avant la décennie sanglante était beaucoup plus tolérante que celle d’après.
Quel fond documentaire avez-vous utilisé dans la construction de la trame de votre roman. Avez- vous réussi à trouver des informations inédites ? Fiction et faits véridiques se mélangent-ils dans cette œuvre ?
J’ai travaillé sur des archives, des essais, des biographies et des documentaires. J’ai eu aussi la chance inestimable de rencontrer des témoins, certains morts depuis, qui connaissaient bien Sénac et qui m’ont apporté des informations inédites, jamais révélées.
Oui, dans « On dira de toi », tout ce qui concerne Sénac est vrai, les autres personnages ne sont pas tout à fait fictifs, leurs traits sont empruntés à des personnages réels.
En Algérie, pourquoi parle- t-on si peu de ce poète qui s’est pourtant engagé, dès 1955, pour l’indépendance de notre pays ?
Vous avez raison de le préciser : Sénac était un vrai patriote. Il était proche de Amar Ouzegane, de Larbi Ben M’hidi, selon certaines sources et des nationalistes qui se rencontraient au café La Marsa à l’amirauté.
Il était pour l’indépendance de l’Algérie : ses poèmes et ses livres, écrits dans les années de feu, en témoignent. L’un des témoignages les plus probants est celui de Mohammed Harbi dans son ouvrage « Une vie debout ».
Il le décrit comme un vrai patriote. Il y a aussi Mostefa Lacheraf qui témoigne sur son engagement… Il a démissionné de Radio Algérie en 1954, car en présentant le livre « La colline oubliée » de Mammeri, il avait parlé de patrie algérienne…
Maintenant, pourquoi on parle peu de lui, c’est que la plupart de ses inconditionnels sont soit morts (Jamel Bencheikh, Nacer-Khodja, Belamri…), soit ils vivent en France.
Ils restent tout de même quelques intellectuels qui entretiennent la flamme du souvenir. Il faut aussi préciser qu’il n’y a pas beaucoup de chercheurs et d’intellectuels qui travaillent sur la mémoire.
Et Sénac fait partie, qu’on le veuille ou non, de notre mémoire en tant que grand poète qui a pris fait et cause pour l’Algérie alors qu’il était plus facile pour lui de se la couler douce en restant neutre ou anti-indépendantiste comme beaucoup. Il avait choisi la voie la plus difficile, celle de l’engagement. Il n’a pas été payé en retour…
C’est-à-dire ?
Je veux parler de la nationalité algérienne qu’il n’avait jamais obtenue en dépit de tous ses efforts et de ses multiples demandes écrites.
Cette nationalité à laquelle il tenait tant ! Dans l’une de ses correspondances, il ironisait sur le fait que Myriam Makeba et Monseigneur Duval aient eu la nationalité et pas lui.
Pourquoi il ne l’a pas eu en dépit de son engagement ? Tout simplement parce que le Code de la nationalité de l’époque conditionnait ceux qui postulaient à la naturalisation d’être de bonne conduite et de bonnes mœurs et Sénac, par son homosexualité, n’était pas de « bonnes mœurs ».
Jean Sénac n’a pas connu son père. Il est le fruit d’un viol. À votre avis, est ce que cette absence a exacerbé sa fibre poétique ?
Tous les grands poètes, tous les grands artistes sont des blessés à l’origine. Ils portent en eux ce vertige jusqu’à la fin de leur vie.
Sur son père, on retrouve une phrase dans son roman autobiographie ‘Ébauche du père’, publié à titre posthume en 1989, qui dit tout :
« Il est ma soif et mon néant, par son absence, pour mon malheur, je n’ai cessé de naître ». Un homme qui ne cesse de naître, n’est-il pas quelque part inachevé ? C’est à dire incomplet, toujours à la recherche d’une complétude…
Un mot sur la relation Camus-Sénac. L’amitié qui liait les deux hommes s’est interrompue en 1958. Est -ce à cause du parti pris par Sénac pour la cause algérienne ?
Sénac était un poète à la recherche de son père dans les artistes et écrivains qu’il admirait. Ainsi, il a notamment aimé et admiré le peintre Sauveur Galliéro, qui parlait arabe, substitut du père, qui lui a fait découvrir le petit peuple et qui était pour l’indépendance et Camus.
Sénac a écrit à Camus en 1947 alors qu’il était hospitalisé au sanatorium de Rivet (Meftah). Une correspondance s’établira entre eux. Ils se rencontreront pour la première fois en 1948 aux journées culturelles de Sidi Madani, près de Blida.
Très vite une relation de tendresse et d’amitié s’établira entre eux. Camus deviendra le maître en écriture de Sénac et son père de substitution. D’ailleurs Camus appellera Sénac Hijo, fils en espagnol.
Tellement de points communs : tous deux ont des origines ibériques, tous deux ont des mères femmes de ménage, tous deux n’ont pas connu leurs pères, Camus l’ayant perdu, mort au front, quand il avait à peine quelques mois et Sénac de père inconnu, tous deux nés pauvres, tous deux malades des poumons…
La guerre d’Algérie les séparera. Sénac était un homme qui ne savait ni simuler, ni dissimuler. Devant le refus de Camus de soutenir l’indépendance de l’Algérie, il le traitera de lâche dans son bureau des éditions Gallimard, tout prix Nobel qu’il fut.
Il fallait le faire, devant cette statue du Commandeur devant laquelle beaucoup d’écrivains s’inclinaient, et bien Sénac l’a fait !
Les écrits de Jean Sénac ont-ils tous été rapatriés de France ?
Non, il y a une partie des archives en France et une autre ici…
Quel héritage Jean Sénac nous laisse -t- il ?
D’abord une très belle œuvre qui chante si bien l’Algérie, une autre Algérie que celle de Camus, l’Algérie du peuple, d’ailleurs il aimait qu’on l’appelle Yahia Al Wahrani.
Il nous laisse l’héritage d’une cohérence : quand on aime son pays, il faut accorder sa vie avec son engagement. Il aimait l’Algérie à partir de l’Algérie et non à partir d’une autre rive.
Il nous donne aussi l’image d’un Algérien à 100 % quand d’autres ne le sont qu’à moitié. S’il vivait aujourd’hui il aurait tout supporté plutôt que de partir. Lui était du genre : quand il aime il prouve.
Jean Sénac a fini sa vie dans la pauvreté. Il habitait une sorte de ‘cave ‘ à Alger. Etrange destin pour un intellectuel de sa trempe !
Mettons les choses au point : il était aussi pauvre pendant la colonisation. Il lui arrivait de ne pas manger pendant des jours, mais ça, peu de monde le dit.
En revanche on a l’impression, image projetée par certains écrits et témoignages dans des documentaires, qu’il n’était pauvre que durant l’indépendance comme s’il vivait avant comme un nabab.
En vérité, il était pauvre, mais pas misérable, pour reprendre la sémantique camusienne. Son limogeage en 1971 de la radio a rendu sa situation encore plus précaire.
Vrai aussi qu’il ne savait pas économiser l’argent. Une vraie cigale. C’est vrai qu’il aurait mérité un meilleur sort. Tenez, Kateb Yacine, par exemple, a été soutenu-et c’est tant mieux- à bout de bras par un ministre qui lui avait offert du travail et qui l’a même casé, avant de quitter son poste, au théâtre de Sidi Bel Abbés.
Sénac, n’a pas eu cette chance. Et c’est vraiment dommage. Je pense que son homosexualité l’a, qu’on le veuille ou non, marginalisé et pénalisé.
« On dirait de toi », … en parlant de Sénac que diriez-vous ?
Ce titre est à Sénac. C’est un vers tiré d’un poème. Je dirais en parlant de Sénac qu’il est un Algérien de cœur, de tripes et de conviction. Un Algérien fier d’être Algérien, prêt à donner sa vie pour son pays…
Vous avez déjà en tête votre prochain sujet d’écriture ?
Oui, je suis en train d’apporter les dernières corrections à un récit sur Sénac justement. Je n’en dis pas plus.
Quel est votre moment préféré pour écrire ?
Le jour, de préférence la matinée.
Que lisez-vous actuellement ?
« Le pouvoir rhétorique » de Viktorovitch, « L’Art de mourir » de Morand et « Le poète comme un boxeur » de Kateb Yacine. En fait je relis les deux derniers.
« Dans la pièce d’à côté », votre précédent ouvrage, a été édité en France. Connaîtra-il une sortie en Algérie ?
Non, pas pour l’instant.
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