HOMMAGE. Samedi 25 mai, beaucoup étaient à Alger, dans le juste hommage que nous devions tous, à la mémoire du cher Professeur Lahouari Abed, disparu le 22 mai 2024 à Paris.
Il n’est certes pas facile de faire l’éloge funèbre de quelqu’un qui n’en souhaitait point, et qui avait choisi de quitter la scène de l’université, de l’hôpital et de notre vénérable instance ordinale avec la même discrétion qu’il quittera, la scène de la vie.
En outre, notre regretté maître se méfiait des éloges – surtout funèbres – dont il savait trop le caractère souvent orienté. De fait, on n’enterre que des hommes exceptionnels – pour ne rien dire des femmes… – dont il est tout de même curieux qu’il faille attendre leur trépas pour en remarquer les éclatants mérites.
Aussi n’était-il pas concevable d’envisager un hommage à celui qui fût notre maître, ni de taire l’affliction ou d’étouffer l’émotion envers un Professeur admiré, un collègue estimé, un ami affectionné sans évoquer celle qui fût aussi pour une grande majorité d’entre nous, notre Professeur et qui a su avec dignité se tenir 54 ans durant à ses côtés, épouse exemplaire, compagne loyale, grande dame qui a su prendre une place merveilleuse aux côtés d’un homme imposant, tous la reconnaîtront : madame la Professeure Warda Abed Benamara.
Il y avait deux angles sous lesquels on pouvait considérer le Professeur Abed : l’homme qu’il était, le maître qu’il s’est révélé.
Si Lahouari, d’humeur toujours égale, se présentait toujours sous un abord simple et très agréable, d’un caractère avenant et d’une affabilité naturelle.
Il appréciait l’humour autant qu’il le pratiquait lui-même, mais toujours avec cette finesse qui le définissait. Qui le fréquentait de plus près découvrait aussi les profondes qualités de cœur de celui qui était toujours disponible pour un service, un soutien ou un conseil.
Mais ce qui ressortait aussitôt de sa personne, c’était son exquise courtoisie, favorisée par une parfaite urbanité qui semblait parfois l’avoir extrait du grand siècle. À tel point qu’on eût pu penser qu’il détonnait quelque peu dans le nôtre, où il n’y a plus suffisamment de mœurs ni de manières.
On n’a jamais pris Si Lahouari en défaut dans l’observation des règles élémentaires de la politesse et du savoir-vivre universitaire. Il n’était pas du genre à donner du « cher Collègue » à un professeur plus âgé, à terminer ses lettres par un « cordialement » à une autorité supérieure ou à des gens qu’il ne connaissait pas ou à peine, ni à réduire ses salutations à un simple « bonjour » sans le compléter par un « Monsieur » ou « Madame ».
Cette considération pour ses interlocuteurs s’exprimait aussi dans son courrier par sa belle écriture régulière, jusque dans le libellé de l’enveloppe où il n’omettait jamais de mentionner le titre de la personne, précédé d’un « Monsieur » ou « Madame » en toutes lettres. Pareillement, mettait-il un soin scrupuleux à ne laisser aucune réponse en souffrance et à réserver un traitement identique à de prestigieux collègues et à de simples étudiants.
Parler de sa correspondance renvoie nécessairement à son style. Lahouari Abed avait une très belle plume, aussi précise que concise.
Il avait des lettres, une profonde culture ainsi que le sens inné du mot juste, tant il est vrai que, sans un bon vocabulaire, il n’y a pas de bon Professeur. C’est pourquoi il admirait l’œuvre du principal rédacteur du seul Traité de droit pharmaceutique, le Professeur de droit public, feu le doyen Jean-Marie Auby qui fût également l’un de mes maîtres à la faculté Montesquieu de Bordeaux.
Le langage du Professeur Abed était châtié, sans être aucunement précieux ni pédant. La distinction de son élocution était au diapason. C’est parce que son esprit était sans détour que son verbe était limpide. Son style reflétait son âme.
Il respectait la langue comme il respectait les gens. Plus exactement, il respectait la langue parce qu’il respectait les gens. S’adresser à eux de manière correcte est une forme suprême de l’élégance, cette autre marque de sa personnalité. Ce faisant, il incarnait parfaitement cette catégorie des « lettrés ».
On dit souvent que le style, c’est l’homme. Sur les bancs de la faculté ou pour son agrégation, l’homme, pour ceux qui l’ont connu à cette époque, raconte que de son style transparaissait déjà le style d’un maître.
Le Professeur Lahouari Abed fut un véritable maître. À preuve, les nombreux témoignages reçus de ses anciens étudiants, lors de son inhumation, samedi 25 mai, au carré des Moudjahidines du cimetière d’El Alia à Alger.
Tous présents et réunis, pour exprimer leur gratitude posthume à un enseignant qui les aura si fortement marqués du haut de sa chaire où, à défaut de les « effrayer », il les impressionnait.
Il faut dire qu’il vivait pleinement son cours, tant il s’impliquait dans la totalité de sa puissance intellectuelle. Aussi, un profond silence déférent s’imposait aussitôt à son arrivée dans l’amphithéâtre. Car ce qu’avait à dire ce professeur n’était jamais banal. Ses leçons étaient toujours un morceau d’éloquence. L’originalité de sa pensée ne procédait pas d’un calcul d’esthétisme, elle était naturelle à cet esprit jamais en repos.
Il n’est pas exagéré de dire qu’il concevait sa charge comme un véritable sacerdoce et sans doute se voyait-il un peu comme un missionnaire, le missionnaire de la Pharmacie, pour révéler le bon enseignement à ses contingents annuels d’étudiants.
Le Professeur Abed avait la passion de la Pharmacie chevillée au corps, ainsi que l’atteste son œuvre magistrale, orale et écrite, dont il appartiendra à d’autres, bien plus qualifiés que moi, d’exploiter désormais toutes les richesses. Car cette œuvre qu’il nous laisse en héritage est appelée à durer et à inspirer les générations futures de pharmaciens.
La maladie n’aura pas raison de sa persévérance et, jusqu’à ses derniers jours, il trouvera la force d’évoquer ses souvenirs qui pour la plupart étaient liés à sa vie universitaire, hospitalière et ordinale.
Il était habité par une idée aussi haute qu’exigeante de la science et de l’art pharmaceutiques.
Il fustigeait le phénomène d’inflation d’une formation de plus en plus erratique dans sa prétention à privilégier la quantité à la qualité et d’outrager ainsi la réalité au nom d’un fallacieux progrès.
« Professeur » n’était pas de ces « âmes tièdes ». Sous sa personnalité policée se cachait, en réalité, un tempérament de feu qu’il savait cependant maîtriser par des écrits où la sérénité compensait à peine l’absence de concession.
De fait, Professeur Lahouari Abed croyait à la vérité de la science. Toute son activité intellectuelle et professionnelle, sous l’apparat de la Faculté ou la blouse blanche de l’hôpital, fut animée par la quête incessante du vrai et du juste, qui sont les deux faces de l’unique mission du maître.
Aussi ne pouvait-il se satisfaire de l’étroitesse des réponses, somme toute commodes, de la doctrine convenue. Il lui fallait remonter jusqu’aux fondamentaux de la philosophie et de l’histoire pour révéler le sens de cette discipline qu’est la pharmacie.
Indemne de tout problème d’ego, il brillait au contraire par sa modestie, à quoi se mesure l’authenticité du talent d’un savant. Insensible à l’avoir et au pouvoir, il n’était intéressé que par le savoir. Beaucoup d’entre nous devront s’en inspirer.
Les seules marques de distinctions honorifiques qu’il accepta d’arborer furent finalement les bords outrageusement élimés de sa blouse usée à la pratique de la chair.
C’est encore en toute humilité qu’il ne se posait surtout pas en « Pater », mais d’abord et essentiellement en héritier. À l’exemple des illustres de notre profession qui l’ont précédé, ici aussi, il observait que la pharmacie est fondamentalement tradition et continuité.
Tel fut, l’homme et le maître dont nous ne cesserons de célébrer le souvenir. Peut-être n’a-t-on pas su, dans notre maison, voir toute l’étendue de son talent. Peut-être même l’université en général a-t-elle manqué à une meilleure audience à son influence intellectuelle ?
À tout le moins, ses étudiants, ses disciples et tout particulièrement ceux de l’Ordre des Pharmaciens, dont je fis partie pendant de nombreuses années – y apportant modestement l’expertise industrielle qui le passionnait – mesurent leur chance d’avoir pu bénéficier des leçons d’un maître de cette envergure morale et intellectuelle dont ce modeste hommage a voulu prolonger le rayonnement qui lui survivra…
إنّا لله و إنّا إليه راجعون
*Ancien vice-président de l’Ordre national des pharmaciens algériens chargé de l’industrie.