Chronique livresque. Livre cru et cruel comme la vérité*. Il dégage cette terrible odeur des vérités nécessaires à dire quitte à heurter, quitte à blesser, quitte à déplaire et quitte même à être rejeté. Oh ! Que non, ce n’est pas dans « Les années rouges » de Leila Aslaoui qu’on va trouver l’eau de rose de la langue de bois qu’affectionnent certains hommes politiques qui posent pour la postérité.
Leila Aslaoui n’épargne ni Ghozali qu’elle apprécie par ailleurs, mais qui veut contenter tout et son contraire, Ghozali et ses calculs qui l’ont poussé à faire entrer au gouvernement deux islamistes en rupture avec le FIS, mais islamistes quand même, ni encore moins le « réconciliateur » Belaid Abdesslam qu’elle considère comme un tiède, ni le HCE qui a évincé « l’éradicateur » chef du gouvernement Réda Malek avec lequel elle était en osmose sur le front de la lutte anti-terroriste. Mokdad Sifi, son remplaçant, qu’elle apprécie, mais dont elle quitte le gouvernement à cause des négociations de Zeroual avec les dirigeants du FIS.
Pour Aslaoui, tout compromis avec le FIS est une compromission. Une lâcheté qui tue autant que le terrorisme. Elle ne sait pas y faire ce bout de femme tout en nerfs et en colère. Ceux qui l’ont connue, juge, ministre de la Jeunesse et des Sports puis secrétaire d’État à la Solidarité la dépeignent comme une ministre sans nuances. Elle aime ou elle n’aime pas. Quand elle n’aime pas, elle le montre. Pas beaucoup de cœur. Quand elle aime, elle le démontre. Elle est tout cœur. Capable de tout pardonner. Avec elle, les rapports sont au moins clairs dès le départ.
Ce récit par sa franchise parfois tranchante comme une lame lui ressemble. Il nous rappelle, avec rage, avec souffrance, avec espoir, avec courage, que l’Algérie est revenue de loin. Un cheveu et c’en était fini.
« Des élections propres et honnêtes »
Passons sur l’enfance et la jeunesse de l’auteur, passons sur la montée de l’islamisme rampant qui annonçait son projet par de petites conquêtes sur nos libertés. Et prenons en pleine figure la déflagration de la bombe islamiste qui a fait d’Alger une ville occupée pat les militants du FIS sous le regard de Hamrouche alors chef du gouvernement. L’armée sort des casernes pour évacuer les places.
Le 4 juin 1991 Ghozali est nommé chef du gouvernement à la place de Hamrouche. Son slogan, pour les législatives qu’il tient à organiser, est un désaveu à toutes les élections organisées par l’Etat depuis son indépendance : « Pour des élections propres et honnêtes » Ce qui revient à dire que tout ce qui a été fait jusque-là n’était que manipulations et trucages. Et vogue la galère…
Aslaoui, membre du cabinet du ministre de la justice Ali Benflis dont elle ne tarit pas d’éloges, est nommée ministre de la Jeunesse et des sports. La passation des consignes avec le Dr Boudjemaa est ubuesque. En guise de programme, il laisse éclater sa rancœur et sa colère : « de toutes les façons, la jeunesse est f …, les sportifs sont des voyous…Quel programme ? Quel programme ?…il n’y a plus rien à faire même au gouvernement, le ministre de la jeunesse est la dernière roue de la charrette, vous verrez, c’est un zéro le ministère de la jeunesse. »
Première décision courageuse du gouvernement Ghozali : le projet d’amendement à la loi électorale plus précisément l’abrogation de la procuration. Le président de l’APN est une vieille connaissance, Abdelaziz Belkhadem : «militant du FLN, islamiste pur et dur, défenseur zélé du code de la famille de juin 1984. » L’assemblée rejettera finalement l’abrogation de la procuration préparant ainsi la victoire du FIS aux législatives. Vous voulez un échantillon du style cru de l’auteur, en voici un aperçu : « On le disait travailleur infatigable. Certains l’appelaient « rouleau compresseur ». Pour ma part, les rares fois où j’ai pénétré dans son bureau, j’ai surtout remarqué un désordre épouvantable (sans doute son ordre à lui). Un morceau de pain et une assiette de dattes qui faisaient le bonheur des fourmis étaient déposés sur son bureau. Vêtu d’une chemise au col douteux, ennemi de la cravate, Mohamed Lyassine semblait heureux au milieu de la saleté et de son fouillis indescriptible. »
C’est du directeur de cabinet du chef du gouvernement qu’elle parle. Il la frime n’accordant ses faveurs qu’aux anciens ministres qu’il connait. Elle le néglige et le griffe. C’est du Jules Renard avec une tronçonneuse. Lui blessait avec causticité, elle scalpe avec jubilation.
Voici les élections législatives du 26 décembre 1991, Ghozali est serein et optimiste. Mais elle ne l’est pas. Elle décide de faire la tournée de plusieurs bureaux de vote de la wilaya d’Alger. Elle en est abasourdie : « A l’exception du FIS, présent sur les lieux en qualité d’observateur « actif » les autres partis brillent par leur absence. Sans doute n’auraient-ils pas changé le cours des évènements par leur simple présence physique, mais ils auraient pu s’opposer tout au moins aux manœuvres frauduleuses du FIS. »
En fin d’après-midi, elle rejoint ses collègues du gouvernement dans la vaste salle du ministère de l’Intérieur où les premiers résultats commencent à s’afficher sur grand écran. Horreur pour la ministre : le FIS est partout en tête dans toutes les wilayas. Le gouvernement est sonné.
« Le ministre délégué aux Collectivités locales, n’est plus cet homme sûr de lui qui affirmait la veille des élections que le FIS n’aurait pas plus de 15% ou encore, que le scrutin serait favorable au FLN et aux indépendants. Il a perdu de sa .superbe et préfère s’enfermer dans son bureau. » Cette pythie risible et pitoyable n’est autre que Abdelmadjid Tebboune, Comment peut-on être aussi léger quand on occupe un poste aussi sensible dans une période où se joue le sort du pays ? Mme Aslaoui pleure, son fils est apeuré et son mari consolateur. Il lui conseille de « garder la tête froide et de réagir en responsable à la hauteur de la situation. »
La république tangue ? D’autres ministres font déjà profil bas ? Elle ne tanguera pas. Elle relève encore mieux la tête. Elle réunit les cadres et le personnel du ministère et leur tient ce discours dans une salle comble : « L’heure est grave, mais les résultats du premier tour des élections ne doivent en aucune façon vous effrayer. Vous devez assurer vos fonctions comme à l’accoutumée, chacun et chacune de vous restera à son poste de travail. Soyez assurés que la république est debout et qu’elle le demeurera. Enfin toute dérive de comportement dont je serai informé sera sanctionnée. »
Aussi minime qu’il puisse paraître, cet acte est d’une portée exceptionnelle : c’est celui de la résistance d’un ministre républicain qui ne veut pas céder un pouce aux ennemis de la république. Ce sont des gestes pareils qui font reculer le désespoir des uns, la peur des autres, tout en défiant ceux qui veulent abattre l’Algérie. Le geste de la ministre est le même que le cri de Hadj, le Moudjahid qui a perdu sa fille et son fils dans des attentats : « Ils ne prendront pas l’Algérie. » Dans toutes les wilayas touchées par le terrorisme et qu’elle a le courage de visiter Aslaoui entendra ce cri venu du fond des âges, de nos gènes, de notre esprit de lutte à travers les siècles.
« Ce qui se déroule sous nos yeux est effroyable »
Le 28 décembre 1991 un conseil du gouvernement fera éclater la belle solidarité de façade d’’une équipe. Ghozali veut connaitre « l’opinion des membres du gouvernement sur un éventuel arrêt du processus électoral. Cédons la parole à une ministre indignée qui témoigne pour l’histoire :
« Tour à tour les ministres de la défense nationale (Nezzar) et de l’Intérieur (Belkheir) font un exposé sur les irrégularités et fraudes commises par le FIS lors du processus électoral et d’encourager les autres ministres à les suivre. Puis le chef reprend la parole et procède à trois longs tours de table qui me semblent interminables. Au bout du troisième, le chef du gouvernement espère-t-il réveiller les consciences ? Espère-t-il un soutien ? Ce qui se déroule sous nos yeux est effroyable : l’équipe gouvernementale solidaire, soudée vole en éclats. Sur vingt-huit ministres, cinq (5) se déclarent opposés au second tour des législatives. Les autres-tous les autres ne se prononcent pas contre, même s’ils ne se prononcent pas pour. »
Quel poète ou quel écrivain, je ne sais plus et peu importe, a dit que « les neutres vont en enfer ? » Ce gouvernement Ghozali dont la majorité des ministres n’est pas consciente des enjeux montre clairement la cécité des politiques prêts à réduire leurs libertés pour une paix de la honte avec les islamistes. Vivre même à genoux, mais vivre quand même ! Un ministre est allé jusqu’à confier à Aslaoui qu’il est prêt à faire porter à ses filles le hijab « si c’est c’esr le prix de la paix avec eux. » La ministre précisera que ce n’est pas le ministre des Affaires religieuses !
Pas de deuxième tour. Plus de Chadli qui démissionne. Voici Boudiaf accueilli en sauveur. La ministre Aslaoui s’entend parfaitement avec le grand homme qui avait compris les jeunes comme s’il était l’un d’eux : « La jeunesse est disponible à rompre avec les germes de l’exclusion pour peu qu’on lui fasse confiance. » Sur un ton humoristique, Boudiaf dit à sa ministre : « Entre nous, les jeunes n’ont pas besoin d’un ministère, ni d’un ministre, ils ont besoin de solutions ! » Il aurait pu ajouter, et peut-être l’avait-il dit : les jeunes sont la Solution ! Exit Boudiaf assassiné emportant avec lui l’espoir qu’il avait suscité. Départ du gouvernement Ghozali. Aslaoui ne fera pas partie du gouvernement de Belaid Abdeslam.
Demeurant toujours rue Mulhouse, mitoyenne de la DG d’Air Algérie, Aslaoui et sa famille sont l’objet de menaces incessantes. Et même de tentatives d’assassinat. En dépit de tout, ils ne veulent pas quitter leur maison où dorment tant de souvenirs. On les comprend, on admire, mais on n’est pas d’accord : sont-ils suicidaires pour ne pas sentir sur leurs nuques le souffle de la mort ? Heureusement pour eux que le nouveau chef du gouvernement Réda Malek, les fait déménager de force, ou presque, vers la zone sécuritaire de la résidence d’État.
Sur Réda malek qui avait lancé : « La peur doit changer de camp », elle aura ces mots en guise d’hommage : « Précisément parce qu’il n’accordait aucune concession à l’intégrisme, et qu’il fustigeait publiquement le terrorisme islamiste, le chef du gouvernement devint « encombrant » pour la présidence de la République qui le jugea trop « éradicateur » ».
Exit Réda Malek, l’accommodant Mokdad Sifi est nommé à sa place. Aslaoui sera nommé secrétaire d’Etat à la Solidarité, ministère qu’elle créera de toutes pièces. Peu de moyens et un immense chantier dans une Algérie déchirée par le terrorisme. Plus elle voit du sang et des larmes, plus elle s’endurcit jusqu’à bronzer son cœur.
Ainsi, après la visite de la wilaya de Ain Defla dans ses hameaux les plus touchés par le terrorisme, la ministre a un échange avec un colonel de l’armée qu’elle a l’honnêteté de transcrire même s’il montre une certaine absence de cœur de sa part : « la Solidarité nationale devrait dès à présent mettre en place un programme de prise en charge des enfants de victimes du terrorisme et de terroristes de manière à lutter contre la haine et réfléchir ainsi à l’Algérie post-terrorisme. », fait remarquer le colonel. » Aslaoui , toutes griffes dehors, répond violemment : « La solidarité n’a aucunement l’intention de prendre en charge les enfants d’égorgeurs et de violeurs. Ils ont leurs propres réseaux de solidarité, n’est-ce pas suffisant ? » .
Réponse du colonel qui déplace le débat sur le plan du droit : « La responsabilité en droit pénal est personnelle, quelle faute a commise un enfant dont le père est terroriste ? » La ministre ne veut rien entendre : «C’est un enfant de terroriste. Cela me suffit ! » Le discernement est du côté du militaire. On ne me fera pas croire qu’en femme intelligente et expérimentée magistrat, Aslaoui n’avait pas compris que l’enfant de terroriste est aussi une victime de son père, juste elle ne veut pas se l’avouer pour ne pas céder au fameux « Tout comprendre pour tout pardonner. » En matière de terrorisme, Aslaoui ne comprend qu’un mot d’ordre : éradication !
« Je crains Dieu, je ne crains pas les lâches »
Quelques mois plus tard, elle démissionnera quand elle apprendra que la présidence avait commencé à négocier avec les dirigeants incarcérés du FIS ! Ni Ouyahia alors directeur de cabinet de Zeroual, ni Betchine, ministre conseiller, ne pourront la convaincre de retirer sa démission. Ils lui parleront de stratégie de Zeroual. Elle leur parlera de principes et de valeur. La politique politicienne, trop peu pour elle.
Et puis vint le fatidique 17 octobre 1994 où le ciel tomba sur la tête de Leila Aslaoui : son mari, Réda, dentiste à Bab Azzoun, a été assassiné par des terroristes. L’hallucinant dans son récit extrêmement émouvant, un long cri de douleur, c’est qu’en dépit du fait qu’il se savait menacé, Réda Aslaoui a continué à travailler à son cabinet, pensant que les terroristes l’avaient oublié. Son épouse aura beau le supplier d’abandonner au moins pour un temps son cabinet, il ira vers la mort, la tête haute et la conscience tranquille : « Je crains Dieu, je ne crains pas les lâches. » Ainsi meurent les républicains…