Les avocats des détenus du hirak l’ont dit clairement ce lundi 7 octobre : il n’est plus possible de se taire devant la multiplication des atteintes aux libertés et aux principes du droit dans le cadre des poursuites engagées contre des manifestants et autres militants.
Au cours d’une conférence de presse conjointe organisée à Alger, Mes Nourredine Benissad, Mustapha Bouchachi, Noureddine Ahmine, Nabila Smaïl, Abdelghani Badi et Aïssa Rahmoune ont interpellé tour à tour les autorités publiques et surtout les juges.
À ces derniers, Me Badi a rappelé leur engagement du début du hirak. « Où est l’engagement des juges d’être aux côtés du peuple ? Au début du mouvement, ils étaient sortis et (avaient) dit qu’ils subissaient des pressions. Aujourd’hui encore ils subissent des pressions ? Ils doivent écouter leur conscience et se rappeler leur engagement. Cela est aussi valable pour ceux parmi les hommes politiques qui se taisent devant ces dépassements », a-t-il dit.
« Que reste-t-il quand un juge vous dit Allah ghaleb », s’est interrogé pour sa part Nabila Smaïl. « Je lance un appel aux juges, ils doivent assumer leur responsabilité historique devant les générations futures, et avant tout vis-à-vis de leur conscience et leurs enfants. Me Badi a dit hier à un juge : tes enfants vont prendre connaissance de cette décision, quelle sera ta réponse lorsqu’ils te diront que tu as emprisonné injustement des gens », a-telle poursuivi.
Pour Nourredine Benissad, la justice est rendue au nom du peuple et il est de ce fait « normal que chaque algérien se préoccupe du fonctionnement de sa justice ».
« Aujourd’hui, l’indépendance de la justice est une demande populaire. Ce que nous dénonçons, c’est la justice à deux vitesses, une pour les forts, et une autre pour les faibles », a-t-il dit. « Il est peut-être illusoire de parler de l’indépendance de la justice et du respect des libertés dans un système autoritaire, a-t-il déploré, mais il est de notre devoir en tant qu’avocats et militants des droits de l’Homme d’alerter l’opinion sur les violations des libertés », assure-t-il.
Lakhdar Bouregaâ en grève de la faim à 86 ans
Les avocats s’en sont unanimement pris à « l’instrumentalisation » de la justice dans ces affaires, mettant en avant le fait que les faits reprochés aux détenus ne sont punis par aucun texte de loi.
« J’insiste sur le fait que ce sont des détenus d’opinion, ils n’ont ni volé ni détourné ni pris des avantages bancaires. Ce sont des détenus du hirak, des détenus d’opinion, ils se considèrent comme une monnaie d’échange et cela a renforcé leur détermination, parce qu’ils sont sortis réclamer leurs droits constitutionnels. Maintenant, ils ont décidé d’entrer en grève de la faim, et ils seront rejoints par Lakhdar Bouregâa, à 86 ans. Nous avons les dossiers de toutes les arrestations, les faits reprochés aux détenus ne collent pas avec les dispositions de la loi, et c’est ça qui est dramatique », a dénoncé Nabila Smaïl.
« Ces arrestations n’ont respecté la loi ni dans la forme ni dans le fond. Le 8 mars dernier, vingt millions d’Algériens étaient sortis pour manifester pacifiquement. Quelques mois après, on arrête des jeunes pour attroupement ou incitation à attroupement. Chaque mardi et vendredi, des centaines de milliers de citoyens manifestent à travers tout le pays. La police judiciaire arrête les jeunes en début de matinée et en fin de journée. Ils choisissent les pancartes et ils collent des chefs d’inculpation, attroupement, incitation à attroupement, atteinte à l’unité nationale », a renchéri Me Bouchachi qui s’est élevé aussi contre les méthodes utilisées dans les arrestations.
« Le mandat de dépôt, un prétexte pour maintenir les gens en détention »
« Des militants de RAJ ont été arrêtés alors qu’ils étaient attablés dans un café. La police judiciaire arrive en tenue civile et les arrête. Karim Tabou sort devant chez lui et trouve la police judiciaire en civil qui l’arrête, Samir Belarbi avec son ami dans la rue, la même chose pour M. Boumala et tous les jeunes. Quand il s’agit de la Issaba qui a volé le pays et brisé la Nation pendant vingt ans, ils leur envoient des convocations et viennent avec leurs chauffeurs à la justice, avec respect, et les autres se font arrêter par des agents en tenue civile. Certaines familles sont restées 24 heures sans nouvelles. Pourtant la loi oblige la police judiciaire à permettre à la personne arrêtée de contacter sa famille ou son avocat. Beaucoup n’ont pas pu le faire et ne savaient même pas où ils étaient détenus. Il y a violation du Code de procédure civile », a-t-il accusé.
Pour lui et pour tous ses collègues présents, il y a abus dans le recours à la détention provisoire. « Toutes ces affaires n’ont pas besoin d’instruction et les personnes arrêtées devaient passer en citation directe. Pour un simple drapeau, des jeunes sont en mandat de dépôt depuis juin. On enquête sur quoi ? Pourquoi enquêter lorsque l’objet des poursuites c’est une publication sur Facebook. Laissez-moi vous dire que certaines publications datent de février et mars, et ce n’est qu’une fois une nouvelle politique décidée qu’on s’est mis à engager des poursuites », a souligné Me Bouchachi.
« C’est très grave, on prend un article de loi flexible, on l’applique à une personne et on la met en détention provisoire. Le mandat de dépôt est devenu un prétexte pour maintenir les gens en prison et non pas pour instruire les affaires. Dans le cas de Lakhdar Bouregâa par exemple, pourquoi enquêter pendant des mois sur une déclaration publique et claire ? », a poursuivi Me Badi.
« Une situation catastrophique »
« On assiste à des arrestations en dehors du cadre de la loi et des principes de droit. Parfois, on arrête pour ensuite chercher un chef d’inculpation. C’est une situation catastrophique, c’est absolument inacceptable. La détention provisoire est une exception mais les juges d’instruction en ont fait une règle. Le plus grave, c’est que la loi n’est pas appliquée de la même manière à travers tout le territoire. Ces arrestations ont lieu essentiellement à Alger », a fait remarqué Noureddine Ahmine.
Me Ahmine met en garde contre les conséquences de la persistance d’une telle situation de non droit : « Si la situation persiste c’est la société et l’État algériens qui se retrouveront menacés dans leurs fondements. Au-delà du cinquième mandat, les Algériens sont sortis dans la rue le 22 février pour l’édification d’un État de droit. Ceux qui répriment aujourd’hui et portent atteinte aux libertés vont donc à contre-courant des revendications du peuple. Les dépassements ont atteint un tel point qu’on ne peut plus se taire ».