Dimanche 5 juillet 2020, 58e anniversaire de l’indépendance. C’est aussi le jour choisi par les autorités algériennes pour inhumer les crânes de résistants rapatriés 48 heures plus tôt de France près d’une décennie après leur « découverte » par un anthropologue algérien, et 170 ou 180 ans après leur « exil » involontaire.
Ils s’appellent Chérif Boubaghla, Cheikh Bouziane, Mokhtar Benkouider al Titraoui, Belkacem el Djenadi… Beaucoup ne sont pas identifiés et, surtout, des centaines d’autres attendent leur rapatriement. Au total, 536 crânes emportés d’Algérie, dont certains remontant à la période préhistorique, sont toujours en France. Seuls 24 ont été rapatriés le 3 juillet.
Leur histoire est unique. Tués au combat au cours des révoltes successives des Algériens face à l’occupant français et désignées sous le nom générique de résistance populaire, leurs têtes ont été coupées et emportées tels des trophées, déposées puis oubliées au Musée de l’Homme de Paris. 180 ans après, ce qui reste de leurs ossements retourne sur la terre pour laquelle ils sont morts, pour y être enterrés. Les funérailles sont dignes de leur sacrifice. Et de leur supplice.
Les alentours du grand cimetière algérois d’El Alia grouillent de monde dès les premières heures de la matinée de ce 5 juillet. Voitures noires rutilantes et cortèges de véhicules militaires ou de police convergent vers le carré des Martyrs, qui abrite les sépultures des plus hauts responsables de l’État et des grands chefs de la révolution. Il est 8 heures et le soleil de juillet darde déjà ses rayons brûlants qui transpercent le feuillage des arbres gigantesques taillés en allées. Les invités sont tous là, membres du gouvernement, hauts gradés de l’armée et des services de sécurité, journalistes, anciens moudjahidine, chefs de partis, société civile…
Tout est fin prêt pour mettre en terre les valeureux ancêtres et leur rendre l’hommage qui leur est dû : fanfare de la Garde républicaine, pompier en grande tenue. 24 tombes, creusées à équidistance au fond du carré, sont aussi prêtes à accueillir leurs occupants. Pour l’Éternité.
À l’entrée du Carré des Martyrs, sur la gauche, les présidents morts en exercice. Mohamed Boudiaf et Houari Boumediene occupent deux imposants tombeaux. Les chefs d’État décédés après leur retrait des affaires sont à droite. Trois tombes tout aussi majestueuses abritent les dépouilles d’Ahmed Benbella, Chadli Bendjedid et Ali Kafi. Retour sur le côté gauche. Larbi Ben M’hidi, Farhat Abbas et l’Emir Abdelkader, rapatriés lui aussi en 1966, près d’un siècle après sa mort en exil. Enfin, Amirouche et Si el Haouès. Les 24 tombes fraîchement creusées leur font face. Coïncidence ? Les deux valeureux colonels de l’ALN étaient eux aussi privés de sépulture pendant des décennies. Tués au combat en 1959, ils ont été enterrés ici en 1984, dans une cérémonie similaire…
Des têtes arrachées à leur corps et à leur terre
Sous l’immense structure métallique en forme de chapiteau, au centre de l’esplanade, des descendants des héros du jour cachent mal leur émotion et disent leur fierté. 10h45, la fanfare avance dans l’allée, tambours battants. Précédé par un général qui donne la cadence, l’émouvant cortège arrive. Les 24 cercueils, recouverts de l’emblème national, sont portés par de jeunes grades républicains avançant au pas cadencé.
Derrière, le président de la République Abdelmadjid Tebboune, flanqué du Premier ministre, des présidents des deux chambres du parlement, du ministre des Affaires étrangères et des deux plus hauts gradés de l’armée, Benali Benali et Saïd Chanegriha, fraîchement promus général d’armée et général de corps d’armée respectivement.
L’imam se contente de réciter la Fatiha. Une fetwa formelle a été décrétée la veille : pas de prière ni de toilette mortuaires pour les Martyrs car ils sont considérés comme toujours vivants, selon la tradition musulmane.
Le ministre des Moudjahidine prononce l’oraison funèbre et celui de l’Enseignement supérieur fait un léger malaise. Les pompiers lui apportent une chaise et son collègue de la Santé, Abderrahmane Benbouzid, ne le quittera pas jusqu’à la fin de la cérémonie. Rien de grave.
À 11h23 précises, les cercueils sont simultanément mis en terre, pendant que sont tirées des salves d’honneur. Six minutes plus tard, les agents de la Protection civile donnent le dernier coup de pelle. Il ne reste plus qu’à transmettre le flambeau. Celui-ci est symbolisé par les emblèmes qui ont recouvert les cercueils, remis un à un au président de la République qui, en mains propres, les remettra à son tour, un à un aussi, à des élèves des écoles des Cadets de la nation.
11h40, fin de la cérémonie qui aura été chargée en émotion et en symbolique.
Le colonialisme a désormais des témoins à charge supplémentaires : 24 tombes abritant des têtes arrachées à leur corps et à leur terre.