La nouvelle est tombée en pleine nuit. Ce qu’on pressentait et qu’on avait redouté pendant toute la journée d’hier s’est confirmé finalement en provoquant la surprise et la consternation.
La mise sous mandat de dépôt d’Issad Rebrab dans la nuit de lundi à mardi dévoile deux aspects essentiels de la démarche actuelle du nouveau pouvoir algérien. Le premier est de nature politique. Il s’agit de sa détermination à imposer une feuille de route rejetée par la population en lançant une opération « mains propres », au moment où le peuple demande le changement radical du système et des pratiques, qui ont mené le pays à l’impasse.
Ce qui avait commencé, et continue de se présenter comme une opération « mains propres », est en train de prendre les allures d’un règlement de compte politique et en succession clanique.
En même temps qu’il se débarrasse des symboles les plus voyants du boutéflikisme, à l’image des frères Kouninef, arrêtés également hier, ou d’Ali Haddad incarcéré depuis trois semaines pour une sombre affaire de passeport, le nouveau pouvoir politique incarné par Ahmed Gaïd-Salah saisit également l’occasion de frapper ceux qu’il sait être de longue date ses adversaires les plus déterminés comme le patron de Cevital.
Il n’est pas exclu et il semble même probable que l’arrestation du célèbre homme d’affaire algérien fait également partie d’un calcul visant à semer des germes de division au sein du puissant mouvement populaire du 22 février dont la principale force a jusqu’à présent reposé sur son caractère unitaire et la clarté de ses objectifs.
L’incarcération de Rebrab risque clairement d’être considérée comme la provocation de trop dans les régions du pays, la Kabylie notamment, où son entreprise est la mieux implantée et où il est considéré comme un des symboles de la résistance au système en place.
Les milieux économiques premiers et uniques fusibles
La mise sous mandat de dépôt du PDG du premier groupe privé algérien risque également de donner les proportions d’un véritable jeu de massacre à l’offensive du pouvoir en direction des milieux économiques nationaux.
Il est très significatif de constater que les principaux acteurs politiques du système en place depuis plus de 20 ans ont pour l’instant été totalement épargnés.
À l’exception de quelques hauts fonctionnaires limogés pour l’exemple au cours des derniers jours, ils n’ont été concernés, ainsi que l’ex-premier ministre Ahmed Ouyahia et le ministre des Finances Mohamed Loukal.
Avec une souplesse d’échine et une capacité à rebondir étonnante, la plupart des personnalités politiques qui ont été les piliers du Boutéflikisme et de l’ancien régime, y compris celles qui sont compromises dans de scandales politico-financiers les plus retentissants des dernières décennies affirment aujourd’hui être au côté du mouvement populaire et épouser ses objectifs.
Avec la complicité active du nouveau personnel dirigeant, qui les encouragent manifestement à poursuivre dans cette voie, ils ont toutes les chances d’échapper aux rigueurs de la justice.
Alors que le personnel politique en place, qui a pourtant clairement perdu la confiance de la population, prépare activement sa reconversion et son retour sur la scène, ce sont curieusement les milieux économiques, et singulièrement ceux du secteur privé qui servent de fusibles et dont quelques-uns des principaux représentants se retrouvent carrément sous les verrous bien que de nombreux autres instruments, bien moins risqués pour les entreprises et les emplois, sont à la disposition de la justice .
Des conséquences dévastatrices
Les conséquences pourraient être dévastatrices pour l’économie de notre pays qui ne se porte déjà pas bien du tout. Elles ont sans doute été sous-estimées par l’actuel pouvoir.
Issad Rebrab a été arrêté et incarcéré dans des conditions opaques. Ni la gendarmerie, ni la justice n’ont communiqué sur le dossier. On lui reproche la surfacturation d’un petit équipement destiné à l’entreprise Evcon dont l’importation a été bloquée depuis plusieurs mois et qui constitue un prototype dont la valeur réelle, au demeurant assez modeste, est bien difficile à déterminer comme l’ont montré, au cours des derniers mois, des expertises contradictoires ordonnées par la justice.
Les motifs de cette arrestation ainsi que sa mise en scène humiliante ne pourront pas rester sans conséquence sur le climat déjà délétère de l’investissement dans notre pays et le moral de l’ensemble des chefs d’entreprise algériens. Quel investisseur algérien même parmi les plus patriotes et les plus audacieux prendra le risque de s’engager à créer des emplois et de l’activité dans la situation actuelle ?
Autant on pouvait comprendre que des poursuites judiciaires soient engagées contre des hommes d’affaires réputés proches du clan Boutéflika et soupçonnés d’avoir bénéficié, dans des conditions non éclaircies, de marchés publics importants. Autant l’incarcération, qui semble une mesure extrême, de Rebrab porte atteinte à une des réussites économiques algériennes les plus exemplaires des dernières décennies.
Premier chiffre d’affaire industriel, premier employeur privé, premier exportateur hors hydrocarbures, premier investisseur privé et premier contribuable privé du pays, le groupe Cevital est l’incarnation la plus vivante de l’espoir de voir l’entreprise algérienne s’émanciper de la commande publique et réussir la diversification de l’économie nationale hors des entiers battus des hydrocarbures et de leurs dérivés.
En s’attaquant, à une des très rares réussites économiques algériennes, le nouveau personnel dirigeant envoie un message clair sur son mépris de fer à l’égard de la gestion des affaires économiques du pays.
Le résultat en termes d’image internationale de notre pays et de son économie sera également catastrophique. Justiciable comme les autres, Issad Rebrab, a été reçu au cours des dernières années par de nombreux chefs d’État et de très nombreux responsables économiques internationaux.
Son arrestation va semer la consternation et installer encore un peu plus la réputation d’un pays instable et soumis aux caprices de dirigeants indifférents aux règles de droit et uniquement soucieux de préserver et consolider un pouvoir sans partage. S’attaquer de cette façon à des opérateurs économiques aura un coût politique et économique très lourd pour le pays.