Les contestations sociales qui sont à l’œuvre actuellement en Jordanie, ou celles en Tunisie et en Égypte il y a quelques mois, ont un point commun : les gouvernements de ces pays ont eu recours à l’endettement externe auprès du Fond Monétaire International (FMI) et ont engagé des réformes économiques qui ont eu un coût social élevé sur les populations.
Bien que différentes l’une de l’autre, ces situations font office de miroir quant aux scénarios possibles qui guettent l’Algérie. Elles offrent des exemples de ce que peut-être la brutalité des réformes engendrées par les conditionnalités liés aux prêts du FMI et les troubles sociaux qu’elles peuvent engendrer.
Elles montrent aussi que quelle que soit la nature des stratégies de gestion de crise – changement de personnel politique, démocratie ou répression – les gouvernements qui recourent à l’endettement extérieur n’ont généralement que très peu de marge de manœuvre pour faire face à la contestation et n’ont d’autres choix que de continuer les réformes.
L’Algérie, qui tôt ou tard, aura aussi à faire des choix difficiles, s’en est bien sortie jusque-là. Cependant sa marge de manœuvre est aussi limitée, non pas en termes politiques mais en termes de temps.
Prêts du FMI et contestation sociale dans les pays arabes
La Jordanie a contracté en 2016 une ligne de crédit de 723 millions de dollars auprès du FMI en échange de la réduction d’une dette publique atteignant les 80%du PIB.
Depuis le gouvernement jordanien a dû couper les subventions provoquant une très forte hausse des prix des produits tels que le pain, le gaz et l’électricité.
Les classes populaires et les travailleurs jordaniens qui ont supporté l’essentiel de l’effort de réduction de la dette et des mesures de réformes structurelles imposées par le FMI, ne veulent pas accepter de subir les effets du projet de loi prévoyant une augmentation des impôts de 5% des revenus annuels équivalents à 8000 dinars jordaniens (9.500 euros).
Les Jordaniens ne l’ont pas entendu de cette oreille et sont massivement descendus dans la rue, orchestrant aussi une grève générale, pour demander que les solutions à la crise économique n’affectent pas les simples citoyens. Ces manifestations ont conduit à l’arrestation d’au moins 60 personnes.
En Égypte, pays qui a contracté un prêt du FMI de 12 milliards de dollars en échange de réformes drastiques, les prix de tous les produits de base ont explosé avec une inflation à 35% en juillet 2017.
Les prix du poulet et du riz ont doublé alors que celui du sucre a quadruplé. Les prix de l’eau potable et de l’essence ont quant à eux augmenté de 50% et vont encore augmenter de 50% de plus en juillet.
Le ticket de métro du Caire, un moyen de transport largement usité par les couches les moins aisées de la capitale égyptienne, a été multiplié par 7, passant de 1 livre à 7 livres égyptiennes.
Suite à des appels très peu suivis sur les réseaux sociaux et soutenus par les Frères musulmans, de petites manifestations ont eu lieu en avril 2016, et qui se sont soldées par l’arrestation de 325 personnes.
En mai 2018, quelques centaines de personnes ont protesté devant les entrées du métro cairote contre la hausse du prix ticket, dont 22 d’entre-elles ont été arrêtées. Les manifestations se font très rares dans ce pays où la répression gouvernementale est très forte, surtout depuis l’éviction de Mohamed Morsi de la présidence en 2013.
La Tunisie a pour sa part demandé un prêt au FMI en mai 2016 pour un montant de 2,9 milliards de dollars pour faire face à la stagnation du PIB à 2%, au taux de chômage de près de 30% chez les jeunes, une dette publique atteignant les 70% du PIB ainsi qu’un déficit commercial très important.
La Tunisie a dû supprimer les subventions à l’énergie tout en augmentant les prix du gaz, de l’électricité et des carburants. Après l’adoption par l’Assemblée des représentants du peuple (chambre basse), de la Loi de finance 2018 prévoyant une hausse de la TVA et des taxes supplémentaires sur des produits de première nécessité, la Tunisie été secouée par de grandes contestations sociales entre fin 2017 et début 2018.
Des marges de manœuvres limitées face au mécontentement populaire
Chacun de ces gouvernements arabes y va de sa propre stratégie pour gérer le mécontentement populaire né des réformes structurelles, mais quelles que soient ces stratégies, les marges de manœuvre des autorités de chaque pays sont extrêmement limitées face au FMI.
En Jordanie, on joue la carte de l’apaisement et du dialogue tout en faisant sauter des fusibles. Le roi Abdallah a poussé son premier-ministre, Hani Al Mulki, chargé depuis 2016 d’appliquer les réformes structurelles du FMI, à la démission afin d’apaiser les tensions sociales dans le pays.
Le roi Abdallah, comme si qu’il tombait des nues, a déclaré qu’ « il est injuste que le citoyen paie seul les conséquences des réformes fiscales dans le pays », tout en appelant le Parlement, que les manifestants voudraient voir dissout, à ouvrir un « dialogue global » sur le projet de loi sur les impôts.
En Tunisie, les tensions sociales de la fin 2017 et début 2018 ont trouvé leur exutoire dans l’exercice démocratique, avec les élections municipales du 06 mai 2018.
Ces élections municipales, remportées par les deux principaux partis tunisiens, Nidaa Tounès et Ennahdha, ont revêtu un caractère très important. D’abord parce qu’elles ont constitué un tournant majeur dans la gestion des affaires publiques et la vie démocratique de ce pays mais surtout parce qu’elles sont intervenues dans un contexte marqué par de grandes difficultés économiques et sociales pour la Tunisie qui avaient été parmi les causes profondes des soulèvements de 2010.
Ces élections devaient permettre aux citoyens tunisiens d’avoir une prise sur la gestion des affaires publiques de leurs collectivités. Il est évidemment encore trop tôt pour tirer des conclusions sur les capacités des nouvelles municipalités à répondre aux défis du développement local et de la situation économique et sociale. Ce qui est sûr, c’est que quelles que soient les performances de ces municipalités, le poids de l’endettement externe continuera à se faire ressentir.
En Égypte, le gouvernement du régime autoritaire d’Al-Sissi manie le bâton et la carotte. D’un côté il se montre impitoyable dans la répression de toute contestation politique, qui souvent trouve sa source dans les difficultés sociales et économiques que traverse le pays.
De l’autre, il use de pédagogie face au mécontentement de la population, puisque la presse proche du pouvoir et des milieux d’affaires tentent de convaincre l’opinion publique de la nécessité des réformes.
Le président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, a lui-même demandé à ses compatriotes de patienter encore six mois pour laisser le temps à ces réformes, jugées “essentielles » par le FMI « pour stabiliser l’économie et jeter les fondations d’une croissance solide et durable », de faire leur effet.
La situation de l’Algérie
L’Algérie a pour l’instant pu échapper à l’endettement extérieur auprès FMI, préférant l’endettement interne. L’absence de contestation de grande ampleur peut aussi s’expliquer par le fait que la population algérienne, habituée à être résiliente face à l’adversité, soit globalement consciente du défi que représente la crise financière dans laquelle se trouve le pays suite à la chute des prix du pétrole depuis 2014, et semble être psychologiquement préparée à l’affronter.
De son côté, le gouvernement a pris des mesures d’ordre macro-économique et de rationalisation des dépenses publiques qui ont pour l’instant permis au pays de traverser ce cap difficile sans grandes turbulences. Le gouvernement a jusqu’à présent pu maintenir les grands équilibres sociaux tout en prévenant les foyers potentiels de grognes sociales.
Par exemple pour les documents biométriques dont les hausses des tarifs annoncées dans le projet de loi de finances 2018 a provoqué des réactions hostiles sur les réseaux sociaux, une intervention présidentielle les a annulées. Cette décision ne concerne certes pas des produits de première nécessité, mais elle montre que le gouvernement veut éviter tout risque de mécontentement social.
Cela ne veut pas dire pour autant que l’Algérie ne sera pas confrontée aux mêmes dilemmes que la Jordanie, la Tunisie et l’Égypte concernant les subventions des produits de première nécessité et les réformes économiques.
Pour ce qui est des subventions, de l’aveu même du gouvernement et de tous les experts, la situation actuelle n’est pas tenable. Seulement l’Algérie à la différence des autres pays arabes, est très peu endettée à l’étranger et jouit d’une situation macro-économique plutôt saine.
Cela lui permet d’être un tant soit peu à l’abri du risque de l’endettement auprès du FMI et lui donne un peu de temps pour engager une réflexion sur les moyens les moins couteux socialement pour réduire les subventions.
Dans ce domaine, plusieurs options, évoquées par les experts, s’offrent à elle, mais pour l’instant, le gouvernement semble procéder par étape, comme avec le remplacement du couffin du Ramadan par une allocation financière directe.
Concernant les réformes économiques, le gouvernement algérien ne semble pas être décidé sur le cap à tenir et les réformes peinent à prendre forme. Espérons seulement que les changements nécessaires interviennent sans trop tarder et que les options choisies soient peu couteuses socialement et efficaces économiquement. Jusqu’à présent, l’Algérie est le pays de la région arabe qui s’en sort le mieux mais il ne lui reste plus beaucoup de temps.