L’Algérie a-t-elle mis la charrue avant les bœufs ? Autrement dit, assiste-t-on à la mise en branle d’une justice transitionnelle avant d’entamer la transition tout court ?
La justice transitionnelle est définie comme étant un ensemble de mesures visant, dans les sociétés sortant d’une guerre ou d’un régime autoritaire, à permettre le passage ou le retour vers un fonctionnement démocratique et pacifié.
Parmi ces mesures, l’établissement de la vérité sur des faits commis durant la période révolue, le châtiment des coupables, la réparation des victimes et la mise en place de lois garantissant la non-répétition des faits.
Or, en Algérie, le mouvement populaire du 22 février n’a pas encore abouti, du moins aucune de ses revendications profondes n’a encore été satisfaite et aucune solution ne pointe à l’horizon. Pouvoir et peuple campent sur leurs positions antagoniques mais le premier agit comme si le départ du président Bouteflika était synonyme de début d’une nouvelle ère.
Dans les mesures prises à l’encontre des figures clés de l’ancien cercle présidentiel, il y a au moins de la précipitation. Les première ISTN (interdiction de sortie du territoire) avaient été prononcées avant même la démission du président et touchaient les principaux hommes d’affaires figurant parmi ses soutiens (Haddad, Tahkout et Kouninef entre autres). Ali Haddad, lui, a été arrêté deux jours avant le départ de Bouteflika alors qu’il tentait de rejoindre la Tunisie. Depuis, il croupit à la prison d’El Harrach. Sans doute que les leviers de la décision avaient déjà changés de main.
Il aurait été néanmoins plus opportun pour les nouveaux tenants du pouvoir de se limiter aux ISTN pour tous ceux qui sont susceptibles d’avoir enfreint la loi du fait de leur proximité avec l’ancien président et son entourage afin de s’assurer qu’ils répondent plus tard de leurs actes devant la justice. Mais on assiste depuis quelques jours à une cascade d’annonces de poursuites, de convocations et de menaces de rouvrir des dossiers bâclés par le passé.
Pour une fois, le menu fretin n’est pas inquiété et le filet de la justice se montre enfin assez solide pour retenir de gros poissons comme un ministre en exercice ou un ancien Premier-ministre. Mais comme dans toute action précipitée, le risque de maladresse est inévitable.
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S’il est évident que personne ne pleurera Ouyahia, Loukal, Ould Abbès, Barkat, Haddad et les autres, il n’en reste pas moins que l’engagement d’actions à leur encontre dans cette conjoncture précise suscite plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses. D’abord, pourquoi eux et pas tous les autres dont les noms ont été cités dans plus d’un scandale de corruption ou de détournement ces vingt dernières années ?
Cette sélectivité amène une autre interrogation : qui a ordonné la mise en branle de la machine judiciaire ? Aucun élément tangible ne permet de désigner le nouveau maître du jeu, le chef d’état-major de l’ANP, mais celui-ci a commis la maladresse d’appeler publiquement la justice à rouvrir certains dossiers et pas d’autres. Pour beaucoup, c’est au moins une forme de pression et un traitement sélectif qui risquent de discréditer tout le processus et d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui crient aux règlements de comptes claniques.
Le rassemblement de citoyens devant le tribunal d’Alger au moment où Ouyahia devait se présenter devant le juge est une autre forme de pression qui risque d’entraver la sérénité du travail de la justice, quand bien même leur soif de justice est compréhensible. Si l’ancien Premier ministre ou tout autre responsable a failli, il devra payer et rendre ce qu’il a indûment pris au dernier centime. Mais il serait préférable pour tout le monde que les comptes soient faits dans la sérénité lorsque le pays se sera doté d’institutions représentatives et crédibles. Si le peuple s’est révolté, ne le perdons pas de vue, c’est aussi pour mettre fin à la justice aux ordres…