C’est ce qu’on appelle tomber de toute sa hauteur. Adulé pour son courage et son engagement sans failles en faveur de Tamazight et de la démocratie au point de s’être vu décerner par l’immense écrivain Kateb Yacine le qualificatif de « maquisard de la chanson», Ferhat Mehenni tombe en disgrâce auprès de nombre de ses compatriotes en se faisant sarcastiquement traiter de « maquisard de la bêtise» et de « Berzidane autoproclamé » par l’animatrice du fameux Café littéraire de Bejaia, Sabrina Zouagui, dans une missive, postée sur son compte facebook, envoyée au président de l’Anavad.
La raison de la disgrâce ? Le dernier appel du chantre de la “Kabylie indépendante”, lancé à partir de Londres, à la constitution d’un « corps de contrainte » en Kabylie, qui n’a laissé personne indifférent. Après avoir réclamé à cor et à cri l’autonomie puis l’indépendance de sa région, le grand militant berbériste vient de mettre carrément les deux pieds dans le plat en surprenant son monde par une proposition pour le moins fort dangereuse et qui fait craindre le pire , c’est-à-dire la perspective d’affrontements armés.
Le bouchon est, cette fois-ci, poussé trop loin ! Même du temps des Arouchs, quand pas moins 120 jeunes ont été fauchés à la fleur de l’âge par les balles des gendarmes, aucune partie, y compris les parents des victimes, n’avait osé y penser seulement à une telle solution extrême qui aurait, à n’en point douter, précipiter le pays dans une spirale des plus dramatiques. C’est que l’aventure sanglante de 1963 tout comme son tragique bilan (plus de 400 enfants de la région, pour la plus part des anciens maquisards, avaient passé de vie à trépas) quand la Kabylie s’était soulevée, armes à la main et seule, contre le régime de Ben Bella, est encore vivaces dans la mémoire des habitants de la région.
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Et c’était ce traumatisme qui a certainement amené la génération post indépendance dont fait partie pourtant Ferhat Mehenni, à ne pas succomber aux sirènes de la violence, un piège dans lequel est tombée la mouvance islamiste avec les conséquences que l’on sait (plus de 150000 morts et des dizaines de milliards de dollars de dégâts matériels), en privilégiant le combat pacifique. Un principe qui a toujours sous-tendu l’’action politique des générations d’après en s’interdisant tout fourvoiement dans la voie de fait. Cette vigilance et le capital politique emmagasiné par la région des luttes passées a été certainement pour quelque chose dans le peu d’entrain affiché par les gens de la région à adopter cette trouvaille du président de l’Anavad qui, comme il fallait s’y attendre, a essuyé des désaveux de partout, y compris auprès des amis et compagnons du leader du mythique groupe Imazighen Imoula, sans compter le grand nombre d’internautes de la région qui, sur les réseaux sociaux, ont fait entendre des vertes et pas mures à l’auteur de la célèbre chanson «Tizi Bwassa».
Sur TSA, le ministre de l’économie et des finance du gouvernement provisoire kabyle (GPK), Tahar Ait Abdeslem, qui vit au Canada, a signé une contribution en prenant ouvertement ses distances avec son chef qui, avec sa déclaration de Londres, a, estime-t-il, « entamé sérieusement le crédit de tant d’années de luttes et d’espoirs » avant d’asséner, avec fracas : « je ne cautionne pas cette orientation et je ne fais plus partie du mouvement tout simplement à partir de ce jour ». Et il n’est pas le seul.
Deux figures locales de la mouvance autonomiste qui ont, par le passé, fait un bout de chemin avec Ferhat Mehenni, à savoir Hamou Boumdine du Rassemblement pour la Kabylie (RPK), Mokrane Ait Chebib du l’Union pour une république kabyle (URK), se sont publiquement démarquées de leur ancien compagnon. Le premier a lancé un appel à la vigilance et à la responsabilité aux habitants de la région en assurant que « La Kabylie a trop versé de sang pour l’engager dans de nouveaux drames ». Le second s’est, lui aussi, opposé, dans une déclaration , à la constitution de « forces de contraintes » dans la région au motif que «toute tentative de glissement vers la violence ferait perdre à la Kabylie son capital de prestige et de sympathie acquis au prix de longues années de lutte et de sacrifice ».
La désapprobation va jusqu’aux militants berbéristes des années 80 comme Djamel Zenati, ancien président du Mouvement culturel berbére (MCB)-Commissions nationales. Djamel Zenati, qui, sur les colonnes du quotidien Liberté, a sonné le tocsin : «Le moment est grave. Nous sommes face à une machine diabolique. Elle ne cessera pas avant d’atteindre son but. Tout peut basculer d’un moment à l’autre ».
Autre militant berbériste à rejter la proposition de l’ancien prisonnier de Tazoult-Lambeze est son compagnon de cellule, le journaliste Arezki Ait Larbi, qui a signé dernièrement un remarquable article dans le quotidien El Watan en lançant un appel solennel à l’ancien « troubadour » à ne pas cracher « sur le passé pour justifier les dérives du présent, qui préparent un sombre avenir », à « écouter la voix de ton cœur, dans l’intimité de ta conscience », à « mesurer l’ampleur du chaos qui menace la Kabylie, et dont tu risques d’être le vecteur consentant »…
Question : n’y aurait-il pas manipulation dans l’air ? Arezki Ait Larbi en est, en tout cas, convaincu. « Par un discours outrancier élaboré par des conspirateurs en cagoule, il vise à isoler la région rebelle de son environnement, la couper de la solidarité nationale, avant de la livrer au chaos. Un discours à la jonction de trois pôles agissants, aux intérêts en apparence divergents, mais qui se recoupent sur le même terrain des opérations : la Kabylie », écrit-il, appelant à démasquer « les agents infiltrés dans l’entourage du vieux militant pour tirer les ficelles à l’ombre de sa notoriété ».
Le militant Djamel Zenati n’en pense pas moins, en appelant à déjouer cette «machination ». Et de s’expliquer : «Le pouvoir ne semble pas avoir tiré les leçons de la décennie sanglante ni du printemps noir. Ne cherche-t-il pas par là à donner un fondement légitime à un récent appel irresponsable invitant les jeunes kabyles à se constituer en milices armées ? L’histoire serait-elle sur le point de se répéter ou, plus exactement, de bégayer ? ».
Machination ou pas, “l’appel de Londres’’ n’a pas trouvé écho favorable auprès de la population de Kabylie. Jusqu’ici, du moins.