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Khashoggi : un meurtre susceptible de rebattre les cartes au Proche-Orient

Le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien à Istanbul risque de rebattre les cartes au Proche-Orient en y renforçant l’influence de la Turquie aux dépens de l’Arabie saoudite au moment où les deux pays se disputent le leadership du monde musulman, estiment des analystes.

C’est en tout cas l’objectif que semble rechercher le président turc Recep Tayyip Erdogan, principal soutien dans le monde arabe des Frères musulmans, bêtes noires de l’Arabie saoudite et ses alliés notamment les Emirats arabes unis et l’Egypte.

Si la réputation de Ryad a déjà été ternie avec le meurtre de Khashoggi par un commando saoudien le 2 octobre, c’est l’éventuelle implication du prince héritier Mohammed ben Salmane, dit MBS, qui pourrait durablement plomber l’influence du royaume.

Car une telle implication, estiment des analystes, donnerait à M. Erdogan un levier de pression sur un MBS affaibli et pourrait même conduire à l’éviction du prince héritier par la famille royale, même si ce scenario paraît peu probable.

“Le meurtre de Khashoggi a offert à Erdogan une occasion en or pour mettre la pression sur l’Arabie saoudite et faire apparaître la Turquie comme le nouveau leader du monde musulman”, estime Lina Khatib, responsable du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord à Chatham House.

“La crise Khashoggi comporte un important enjeu géopolitique pour la Turquie, qui semble mener l’affaire d’une main de maître. Mais la Turquie seule ne peut pas pousser pour le départ de MBS. Sur ce point la balle est dans le camp américain”, ajoute-t-elle.

– “Occasion” pour Erdogan –

Pour M. Erdogan, remettre à flot les Frères musulmans que le camp saoudien cherche à marginaliser dans le monde arabe — notamment en Egypte où ils ont été évincés du pouvoir et réprimés dans le sang en 2013 par l’actuel président Abdel Fattah al-Sissi — figure au coeur de cet enjeu “géopolitique”.

Le dirigeant turc devrait aussi tenter d’arracher des concessions à l’Arabie sur le Qatar, richissime émirat qui entretient des relations privilégiées avec la Turquie mais auquel Ryad et ses alliés imposent un blocus depuis juin 2017.

“Je pense qu’Erdogan voit une occasion de braver la triple entente au Proche-Orient composée de l’Arabie de MBS, des Emirats de MBZ (Mohammed ben Zayed) et de l’Egypte de Sissi”, résume Soner Cagaptay, du Washington Institute of Near East Policy. “Ces trois pays arabes s’opposent à la politique d’Erdogan favorable aux Frères musulmans”.

Sinan Ulgen, président du Center for Economics and Foreign Policy (Edam) à Istanbul, juge qu’un “affaiblissement de MBS constitue une victoire pour Erdogan, vu le positionnement de la Turquie sur le Qatar et les Frères musulmans”.

“Mais il faut voir si Ankara va pouvoir transformer la conjoncture actuelle en un avantage pérenne qui renforcerait son influence régionale au détriment de l’Arabie saoudite”, ajoute-t-il.

Nicolas Heras du Center for New American Security, voit l’affaire Khashoggi comme “le dernier chapitre en date dans la concurrence que se livrent la Turquie et l’Arabie pour assumer le leadership du monde musulman”.

– “Remettre MBS à sa place” –

“Erdogan de toute évidence pense qu’il peut se servir de l’affaire Khashoggi pour remettre Mohammed ben Salmane, et avec lui l’Arabie saoudite, à leur place”, ajoute-il.

En se gardant de l’incriminer directement, M. Erdogan cherche à maintenir le prince héritier saoudien sous pression, selon Karim Bitar, de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).

“Erdogan est conscient qu’il a des munitions susceptibles d’affaiblir MBS sur la scène internationale et il est en train de voir comment il peut maximiser ses gains après cette énorme bourde saoudienne”, note-il.

Si les Frères musulmans sont un enjeu pour M. Erdogan, les Occidentaux, notamment Washington, s’en méfient et devraient orienter d’éventuelles pressions sur MBS vers l’arrêt de la guerre au Yémen et la levée du blocus du Qatar, selon les experts.

“Je m’attends à ce que le blocus du Qatar prenne fin dans un avenir proche et que les Saoudiens trouvent moyen de soutenir les efforts de l’ONU concernant le Yémen”, estime Steven Cook, du thinktank américain Council on Foreign relations.

M. Bitar note aussi que l’administration américaine compte sur le soutien de MBS à son plan de paix attendu sur le conflit israélo-palestinien et pour endiguer l’Iran.

Washington pourrait ainsi, selon lui, pousser MBS “vers un rapprochement avec Israël et à maintenir une ligne dure envers l’Iran”.

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