La constitution est devenue une véritable obsession en Algérie. En fait, derrière l’apparence d’un sens profond de l’Etat chez ceux qui la défendent, se cachent un légalisme de convenance, et, parfois, des choix politiques douteux enveloppés dans un légalisme de façade.
La constitution algérienne a connu un brusque accès de célébrité depuis un mois. Des partis et personnalités de tous bords ont pris sa défense, appelant à y revenir pour trouver des solutions à la grave crise que traverse le pays. Dans la rue comme sur les réseaux sociaux et sur les plateaux télé, le texte est décortiqué, commenté, et certains articles, le 7, le 8 et 102, sont devenus de véritables stars.
Cet intérêt pour la constitution a plusieurs motivations. Un souci de légalité pour les uns, une vision juridique de la crise pour d’autres, mais, surtout, une volonté de contenir la crise dans un cadre précis, étroit, ce qui permet de canaliser les solutions et d’en maitriser les éventuels débordements politiques.
Le recours à l’expertise est fortement utilisé. Ahmed Mahiou, juriste renommé, ancien doyen de la faculté de droit d’Alger, a ainsi exposé tout un plan de sortie de crise basé sur des mécanismes constitutionnels.
De son côté, Mme Fatiha Benabou, la constitutionnaliste la plus côté du moment, a clairement affirmé son appui à une « solution constitutionnelle » de la crise, ce qui permettrait de « préserver la stabilité du pays et l’unité nationale ». Walid Laggoune, juriste réputé, s’est de son côté félicité « qu’on soit revenu au texte de la Constitution » lorsque le chef d’état-major de l’armée, le général Ahmed Gaïd Salah, a prôné le recours à l’article 102 de la constitution pour prononcer l’empêchement du président Abdelaziz Bouteflika.
L’enthousiasme pour la même constitution affichée par les partis de l’alliance présidentielle et par des organisations satellites est encore plus saisissant. Il est d’autant plus suspect que ces mêmes partis ont appuyé le président Bouteflika quand il a violé la constitution en annulant la présidentielle du 18 avril ou quand il s’est octroyé une prolongation de mandat en dehors de toute illégalité.
Le légalisme consacre le statu quo
Cette obsession pour la constitution ne se justifie pas. D’abord parce que la crise est politique, non juridique. Pour être précis, le volet juridique ne constitue qu’un volet de la crise, qui a de multiples dimensions. La solution exige, par conséquent, le recours de nombreux ressorts pour espérer s’en sortir. En privilégier un, c’est faire une lecture partielle de la crise. Cela mène à orienter la solution, mais, surtout, à l’échec.
Il est aussi nécessaire de dire les choses clairement. L’approche constitutionnelle suggère une méthode de sortie de crise qui vise à préserver le système en place. Difficile en effet d’envisager un changement de système en ayant recours aux règles juridiques qui ont façonné l’ancien.
Dans le cas présent, respecter les formes constitutionnelles, c’est aller à une transition dirigée par Abdelkader Bensalah comme président intérimaire. Il s’agit d’un ponte du régime, membre fondateur et président du RND pendant une courte période. Le gouvernement serait celui de M. Noureddine Bedoui, qui a fait ses preuves dans la manipulation des élections.
Curieusement, les adeptes du respect de la constitution proposent des accommodements absurdes pour pallier à ces lacunes criardes. Ils proposent par exemple de faire élire un nouveau président du Sénat, de nommer un autre gouvernement, ce qui se ferait clairement en dehors de la constitution. Et que faire du Parlement ? Faut-il que le gouvernement lui présente son programme pour validation, alors que le parlement est l’un des symboles de l’ancien système ? Au final, cela débouche sur un rafistolage étonnant d’une constitution en lambeaux, ce qui ouvre la voie à tous les abus. La constitution n’est pas un self-service, où on prend ce qui est commode en abandonnant le reste.
Violations en série
S’accrocher à la constitution devient un non-sens quand c’est le chef de l’Etat lui-même qui la foule aux pieds. Il suffit d’énumérer les violations les plus évidentes : Abdelaziz Bouteflika s’est maintenu au pouvoir alors qu’il n’avait manifestement pas la capacité physique d’exercer la fonction de président de la république ; il a déposé une candidature à la présidence de la république sur la base d’un certificat médical de complaisance, pour ne pas dire faux ; il a annulé une élection présidentielle ; il s’est offert illégalement une prolongation de son quatrième mandat, etc.
Ces écarts par rapport à la constitution ne peuvent être rattrapés, car la loi fondamentale est un ensemble complexe, où tout est imbriqué. La défaillance d’un élément peut faire écrouler tout le reste. Dans le cas présent, il s’agit de défaillances en série qui rendent aléatoire toute tentative de reconstruire l’édifice.
L’article 8 étouffe l’article 7
Une autre évidence s’impose dans la conjoncture actuelle : la légitimité est hors de la constitution. Elle est dans la rue, dont le pouvoir et l’opposition ont unanimement reconnu la légitimité des revendications. L’ANP, par le la voix de son chef d’état-major, a affirmé qu’elle se range du côté du peuple, conformément à l’article 7 de la constitution, qui reconnait au seul peuple l’exercice de la souveraineté. Mais dans le même temps, l’armée envisage d’appliquer l’article en ayant recours à l’article 8, c’est-à-dire que cette souveraineté s’exerce dans le cadre des institutions. Or, celles-ci ont montré leur inadéquation.
Les institutions en place n’ont pu éviter au pays la crise actuelle. Elles sont encore moins en mesure d’assurer une sortie de crise. Certes, la faute n’incombe pas seulement aux textes, mais davantage au rapport que le pouvoir algérien entretient avec la constitution et la loi. Mais les textes en vigueur ont été façonnés, soit pour préserver un système politique, soit pour être contournés. Le résultat est le même : au fil des ans, le système politique a créé des traditions, des comportements, des pratiques politiques à l’opposé de ce qui est attendu de la part de responsables supposés gérer les affaires du pays.
Le pays se trouve dès lors face à trois choix. Suivre strictement la constitution, ce qui signifie aller à une périlleuse élection présidentielle à court terme ; appliquer la constitution à la carte, en respectant certains dispositions et en accommodant d’autres, ce qui soumet la constitution au rapport de forces politiques, ouvrant la voie à l’arbitraire ; admettre qu’on sort de la mécanique constitutionnelle, qu’on s’installe dans un nouveau paradigme, pour aller vers une solution politique. C’est la solution la plus risquée, mais la plus prometteuse, car elle ouvre de nouvelles perspectives et permet d’agir sans avoir les mains liées par un juridisme qui frise la coquetterie.
*Abed Charef est journaliste, écrivain