Le rapport accablant de la Cour des comptes sur la gestion d’Algérie Télécom entre 2010 et 2015, et dont nous avons dévoilé une partie du contenu jeudi dernier, s’alarme de la façon avec laquelle l’opérateur historique était géré. Compte-rendu.
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Trous de 8 milliards dans les comptes, absence de contrôle interne
Une gestion à la hussarde. Difficile d’utiliser une expression moins sévère, eu égard à ce que relèvent les magistrats de la Cour des comptes sur Algérie Télécom. Tout d’abord, l’opérateur pâtit d’un « organigramme lourd », avec « une multitude de niveaux hiérarchiques ». Une organisation administrative « coûteuse pour l’entreprise », dont la masse salariale absorbait à elle seule, en 2015, « presque 39% du chiffre d’affaires », pointe le rapport.
Par ailleurs, plusieurs directions, dont celle de la « stratégie, programmation et performance (…) constitue en réalité une coquille vide ». Le document relève notamment l’absence de « chartes de fonctions définissant clairement les rôles, les missions et responsabilités », ainsi que l’inexistence « d’un système de coordination (…) entre les différentes structures ».
Cette situation se conjugue également avec une « insuffisance des procédures », notamment pour la gestion des projets. Le contrôle interne des marchés fait également défaut. À tel point que la Direction générale est dans l’incapacité de « maîtriser les flux physiques et financiers liés au patrimoine de l’entreprise », relève la Cour des comptes. Cette dernière s’inquiète notamment des « écarts importants entre la situation comptable et les résultats des inventaires (…) enregistrés chaque fin d’année depuis la création d’AT ». « L’importance de ces écarts a été [en 2011], à l’origine du refus de certification des états financiers d’AT par ses commissaires aux comptes », renchérit le rapport. Il ne s’agit d’ailleurs pas de petites sommes : 7,96 milliards de dinars en 2015 ! Ce n’est pas tout : « le système de facturation n’est pas maîtrisé, poursuit la même source, car l’analyse des créances sur clients a révélé qu’un écart important qui s’élève à 6,83 milliards de dinars entre les données du commercial et les données de la comptabilité » en 2015.
Dans le même temps, pour tout contrat important ce sont normalement les cadres dirigeants d’AT qui signent. Or, la Cour des comptes a trouvé que la « procédure donne pouvoir de signer les contrats au directeur des achats (…) et au délégué régional (…) sans fixer de seuil ». Enfin, en conclusion de ce volet, la Cour des comptes note que jusqu’en 2015, « Algérie Télécom a continué à fonctionner (…) suivant les méthodes et usages hérités en 2003 ».
La Cour des comptes s’inquiète également de l’instabilité à la tête d’AT, qui a consommé 8 PDG entre 2003 et 2016, « soit en moyenne un PDG pour moins de 2 ans, avec tout ce que cela peut avoir comme conséquences sur (…) [les stratégies et objectifs de l’entreprise et sur le climat social] » qui y règne.
Les objectifs du « contrat de performance » avec l’État sont loin d’être atteints
Algérie Télécom et l’État ont signé un contrat de performance, notamment pour l’amélioration et l’extension des services de l’opérateur dans le pays. Portant sur la période 2009-2013 (5 ans), ce contrat est accompagné d’un financement et d’un soutien de l’État à hauteur de 247 milliards de dinars.
Pourtant, cet accord souffre de nombreux maux. Par exemple, tous les objectifs fixés « n’ont été quantifiés ». Il n’est pas non plus « assis préalablement sur un diagnostic commercial, technique et financier », pour déterminer le niveau de compétence et les engagements d’AT ou de l’État. En somme, à en croire le rapport de la Cour des comptes, AT a bénéficié d’un chèque « en blanc », de 247 milliards de dinars, alors que l’opérateur n’a fait que répercuter et décaler des objectifs antérieurs. En parallèle, Algérie Télécom a conclu « un contrat de conseil et d’accompagnement stratégique et opérationnel, en avril 2013, avec un cabinet étranger pour un montant de 1,613 million de d’euros », relève le rapport. Ce contrat, lui aussi, « n’a pas eu les effets escomptés sur la gouvernance », déplore la Cour de comptes.
Dans le même temps, la Cour des comptes estime qu’il n’a pas été respecté. L’essentiel des objectifs fixés dans ce “contrat de performance” provenait d’ailleurs du programme gouvernemental précédent, baptisé « e-Algérie ». Un simple recyclage d’un projet antérieur, qui n’a donc toujours pas été réalisé. En effet, à en croire le rapport, AT est loin du compte : les objectifs de modernisation des équipements pour les abonnées n’ont été atteints qu’à 37,3%.
Un des objectifs consistait au redéploiement du réseau WLL vers les zones rurales. Pour un coût de 238 millions de dollars pour 1 million d’accès, cette tentative s’est soldée par un échec total, ayant entraîné l’abandon pur et simple en cours de route : 0%.
Les objectifs commerciaux sont également assez loin d’être remplis : 54,5% pour la téléphonie fixe (sur 6 millions d’abonnés visés), alors que l’ADSL est à 75,4%. La Cour des comptes relève à juste titre que le nombre d’abonnés est amené à baisser davantage, face à la concurrence et l’émergence de l’internet mobile. Enfin, l’objectif d’activité et de rentabilité est également en deçà des attentes : 79,4% pour l’augmentation du chiffre d’affaires et seulement 37,7% pour le résultat net.
Dans l’ensemble, « la Cour a rencontré des difficultés pour apprécier, sur le plan de l’efficacité et de l’efficience, la réalisation du programme de modernisation et de développement (…) en raison de l’absence d’informations techniques, économiques et financières suffisantes ».
Une bonne santé financière, mais qui reste fragile
Seul point positif au tableau, la situation financière de l’entreprise jugée « très positive » par la Cour des comptes. En effet, le chiffre d’affaires d’AT est passé de 60,59 milliards de dinars en 2010, à 93,65 milliards en 2015, selon le rapport, soit une hausse de 54%, tiré principalement par les revenus de l’internet de 30 milliards (en hausse de 22 milliards).
Les disponibilités de trésorerie représentent le tiers du chiffre d’affaires, soit 33,56 milliards de dinars, conférant ainsi une bonne « capacité d’autofinancement qui dépasse 10% des immobilisations nettes », souligne la Cour des comptes.
Cela dit, cette bonne santé financière est fragile. Tout d’abord, le coût de la main-d’œuvre est exorbitant et a connu, « en valeur relative, un accroissement plus important que celui du chiffre d’affaires », avec une hausse de 76% entre 2010 et 2015. « La politique salariale n’a donc pas été cohérente avec l’activité de l’entreprise », estiment les magistrats.
Par ailleurs, « le fonds de roulement, qui constitue un indicateur important de l’équilibre financier a enregistré une régression d’année en année », pointe la Cour des comptes. En effet, il a reculé de 52,99 milliards de dinars en 2010 à seulement 4,28 milliards de dinars en 2015, « ce qui peut remettre en cause, à moyen terme, l’équilibre financier (financement des emplois permanents par des ressources permanentes) », s’inquiète le rapport. La Cour déplore ainsi le recours « aux ressources d’exploitation et non aux emprunts » pour financier son programme de modernisation, « bien que l’État lui ait accordé des taux d’intérêts bonifiés ».
Enfin, le résultat net de l’entreprise s’est également fortement détérioré en 5 ans, passant de 17,63 milliards à 7,62 milliards de dinars en 2015. En somme, « les coûts marginaux du plan de modernisation et de développement ont été plus importants que le chiffre d’affaires supplémentaire qu’il a généré », conclut la Cour des comptes. En d’autres termes, cela signifie qu’Algérie Télécom a dépensé de l’argent sans résultat.