Un intellectuel, c’est quelqu’un qui a toujours quelque chose à dire quand il se met à parler ou à écrire !
Alors que l’on s’attend à voir cette noble définition convenir davantage dans les paliers scientifiques supérieurs, c’est précisément durant mon immersion initiale dans ce milieu que je découvre les premières remises en cause. En effectuant ce que l’on appelle communément « Recherche bibliographique » pour ma thèse de PhD, durant l’année 1979/80, je suis surpris et déçu d’apprendre que de grands noms, dont mon propre superviseur, s’adonnent à la pratique peu louable, sinon déplorable, de rabâcher un même travail, en se contentant de quelques variations de formes, pour le publier plusieurs fois.
Si, à l’instar d’un cours magistral, une même conférence peut être présentée dans des dates et lieux différents, une publication scientifique internationale est censée offrir systématiquement du nouveau.
Même si l’histoire de l’imposture intellectuelle est plus ancienne, la bataille moderne acharnée des publications et de la fabrication des curriculums vitae ne faisait que commencer. Et après les nombreuses « innovations » des décennies suivantes, cette pratique timide n’est désormais plus embarrassante et ne fait plus raser les murs ; et de nos jours, elle peut même être tenue pour un gage d’intégrité.
Tous les moyens sont bons pour décrocher le sésame
Dans son fameux discours « Le bilan de l’intelligence » en 1935 (1), Paul Valéry se plaignait déjà des effets pervers du diplôme sur la quête du savoir : « Le diplôme est mauvais par ses effets sur l’esprit. Mauvais par les stratagèmes et les subterfuges qu’il suggère. Le but de l’enseignement n’étant plus la formation de l’esprit, mais l’acquisition du diplôme, c’est le minimum exigible qui devient l’objectif des études. Il ne s’agit plus d’apprendre et d’acquérir, mais d’emprunter pour décrocher le diplôme. »
Les promotions, la concurrence, les contrats juteux, les CV, les publications, l’internet, le téléchargement instantané, tout cela c’est autant d’opportunités que de brèches, et c’est autant de motivations authentiques induites que de stratagèmes et subterfuges suggérés. L’emprunt numérique contemporain, ce ne sont plus les préhistoriques tentatives de copiage durant un examen, mais c’est la falsification des données, le plagiat d’articles ou de thèses, ainsi que le troc des publications dans le business florissant des journaux numériques payants, ou les revues créées et taillées sur mesure.
Les dégâts sont d’autant plus dévastateurs que la vigilance des responsables est relâchée, et davantage si l’imposture a atteint et percé les sphères de cette responsabilité et ses centres de décision.
La pandémie du Covid-19 et le zoom sur la recherche médicale
Provoquée ou fortuite, la maladie est désormais à l’industrie pharmaceutique ce que la guerre est à l’industrie de l’armement. Je fais partie de ceux qui n’ont compris cela que tardivement, à la dure, grâce au Covid-19.
On ne finira sans doute pas de sitôt de compter toutes les révélations de la crise sanitaire causée par la pandémie du Coronavirus. Les leçons dépassent le corps médical et ce dernier n’a pas à rougir de ses déboires, car il a en même temps pu mettre en avant tous les sommets vertueux que peuvent atteindre les différentes composantes de son personnel.
Commençons par la prestigieuse revue Lancet, par qui le récent scandale LancetGate est arrivé. Son rédacteur en chef, Richard Horton, a fait part en 2015 (2) de son “affliction de voir la science prendre un virage vers l’obscurité à cause des conflits d’intérêts.”
D’autres anciens patrons de revues scientifiques de renommée ne passent hélas aux aveux que tardivement et rétrospectivement, à l’instar des politiciens qui tentent, une fois retraités, de polir leur image en écrivant leurs mémoires sélectives.
C’est ainsi qu’Arnold Relman, professeur à Harvard et ancien rédacteur en chef du “New England Journal of Medicine” a amèrement reconnu en 2003 (3) que “La profession médicale est achetée par l’industrie pharmaceutique, aussi bien en termes de pratique médicale qu’en termes d’enseignement et de recherche.”
L’ex-rédacteur du “British Medical Journal”, Richard Smith, a admis quant à lui en 2013 (4) que “La plupart des études scientifiques sont erronées parce que leurs auteurs s’intéressent plus au financement et à leurs carrières qu’à la vérité.”
Si la profession médicale se trouve en première ligne, et que des voix ne cessent de s’élever dignement pour dénoncer les dérives, la crise sanitaire en cours a aussi montré l’ampleur des réseaux de lobbying dans les médias et parmi la classe politique, que les géants de l’industrie pharmaceutique ont pu acheter et tisser.
L’imposture intellectuelle est générale et aucun domaine n’est épargné, y compris le mien, la technologie, où la manipulation immorale des résultats est bien connue. En fait, seules les mathématiques pures semblent être à l’abri du fléau, et c’est pour cela d’ailleurs que les publications y sont plus rares et plus précieuses.
Le mal est général et les “sciences molles” constituent la cible de choix
La spécificité des sciences humaines dites “sciences molles”, leur confère une vulnérabilité prononcée, et parfois grossière.
Inspiré par l’article “Higher superstition” paru en 1994, affirmant que certaines revues des sciences humaines sont prêtes à publier n’importe quoi, pourvu que des pensées gauchistes y soient véhiculées, Alan Sokal, professeur en Physique à New York et à Londres, décide de tendre un piège à une revue postmoderniste “Social Text” (5). Trois semaines après la publication de son article “Transgressing the Boundaries: Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity” en 1996, dans lequel il associe des citations d’auteurs postmodernes avec des énoncés physiques absolument farfelus, il publie un autre papier pour révéler le canular. Il met en cause l’oisiveté intellectuelle des éditeurs, et affirme qu’à cause de la conclusion qui leur convenait, ils ont cautionné son article sans prendre soin d’analyser la qualité de l’évidence fournie. Certaines réactions n’ont pas hésité à fustiger “la vieille rengaine des sciences dures aux sciences molles.”
Trois ans plus tard, Sokal publie avec un autre physicien, Jean Bricmont, un livre “Intellectual Impostures”, descendant en pièces le bluff rhétorique longtemps pratiqué par certaines figues célèbres (6).
Constatant que certains penseurs et philosophes empruntent abusivement aux mathématiques et à la physique des concepts qu’ils ne maîtrisent pas, les auteurs ont décidé de mener une opération de “salubrité intellectuelle” pour fustiger ceux qui tentent de “faire passer pour profonde une affirmation banale en l’habillant d’une terminologie scientifique.”
Que d’impostures intellectuelles aussi pompeuses qu’insignifiantes, visant à impressionner les lecteurs, sont ainsi stigmatisées. Le ridicule finit toujours par prendre sa revanche sur ceux qui tentent d’afficher des qualités qu’ils n’ont pas.
La cible principale est Jacques Lacan (1901-1981), psychanalyste controversé. Ne possédant que de vagues idées sur les mathématiques, Lacan prétend s’appuyer sur des analogies avec la psychanalyse, pour étaler une érudition superficielle basée sur des affirmations dénuées de sens. Le célèbre Noam Chomsky le décrit comme “Un charlatan conscient de l’être, et jouant avec le milieu intellectuel parisien pour voir jusqu’où il pouvait le diriger dans l’absurdité” (7)
Sous de faux noms, les américains Peter Boghossian, philosophe, et Jamie Lindsay, mathématicien, ont monté un canular plus osé et plus humiliant en 2017 (8). Leur article grotesque est rejeté par le premier journal prestigieux visé, mais est accepté par le “Journal of Cogent Social Sciences”. Le papier soutient que l’organe sexuel de l’homme n’est en fait pas un organe, mais qu’il s’agit d’une “construction sociale pouvant être responsable du réchauffement climatique !”
Dans ce qui sera dénommé “Canular Sokal au carré” (9), ces deux scientifiques récidivent en 2018, avec un troisième complice, pour proposer en dix mois une vingtaine d’articles farfelus et bourrés d’absurdités. Une bonne partie sera publiée, dont un article particulièrement encensé, avant que le pot aux roses ne soit découvert.
Plus l’usurpation est élevée, plus la chute est dure
Untel pèse tant de publications ! La course effrénée derrière la notoriété par les publications a déformé et dangereusement dévié de l’éthique et de la pédagogie, un bon nombre de scientifiques et d’académiciens, auteurs et éditeurs d’articles confondus.
Une renommée scientifique peut être dignement acquise, fortuitement obtenue, ou indécemment usurpée, mais seul le mérite authentique permet de garder humblement les pieds sur terre. Une réputation imméritée est semée de hontes et de déboires ; et la course derrière une notoriété trop haute, expose à de périlleuses chutes. La renommée durable et respectable c’est celle qui se garde d’ambitionner au-delà des mérites.
Les revues et les éditeurs mis en cause ressemblent beaucoup à nos médias qui rivalisent dans la promotion de l’imposture intellectuelle. A force d’inviter l’excellent ex-spécialiste en astronomie, Bonatiro, et à encourager la déchéance par l’extravagance, on a fini par le faire remonter dans le temps jusqu’au jour de sa naissance. Des émules charlatanesques ne manqueront pas de se manifester dans le futur pour proposer des remèdes aussi originaux que conçus sans aucun test, avant de se plaindre du peu de crédit accordé à leurs trouvailles, et se ridiculiser ensuite jusqu’à disjoncter.
Ceux qui confisquent et s’arrogent des statuts immérités le payent tôt ou tard, et en mauvais élèves, ils n’hésiteront pas à crier au scandale et se ridiculiser davantage, une fois débusqués.
Revoir le poids du nombre de publications et la qualité de l’édition
La valorisation scientifique par le seul nombre de publications est un piège qu’il faut désamorcer. Une caractéristique typique des usurpateurs c’est que, très souvent, ils n’arrivent à tromper et arnaquer que loin de leurs bases. Et l’éclat immérité perçu de loin est généralement payé par un mépris local bien mérité, Toute tentative de redressement devrait s’inspirer de ce constat. L’envergure et le mérite d’un enseignant ou d’un chercheur, c’est surtout auprès de son entourage professionnel, ses étudiants, ses collègues, qu’on doit les évaluer.
Quant aux revues pléthoriques, c’est toute la politique de l’édition qui doit être révisée. Trop sollicités, les grands scientifiques tendent de plus en plus à décliner cette activité qui prend beaucoup de leur temps. On ne peut les remobiliser qu’en compensant dignement leurs efforts. Cela a laissé le terrain libre à beaucoup d’amateurs et d’opportunistes qui s’empressent d’accepter toutes les propositions, précisément, sans doute, pour soigner leurs miséreux CV.
Contribution – Abdelhamid Charif est Professeur en Génie Civil
Références :
(1) http://descolarisation.org/pdf/le-bilan-de-l-intelligence.pdf
(2) https://www.thelancet.com/pdfs/journals/lancet/PIIS0140-6736%2815%2960696-1.pdf
(3) https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1126053/
(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Sokal
(6) https://en.wikipedia.org/wiki/Fashionable_Nonsense
(7) http://www.critical-theory.com/noam-chomsky-calls-jacques-lacan-a-charlatan/
(9) https://fr.wikipedia.org/wiki/Canular_Sokal_au_carr%C3%A9