Économie

La crise ukrainienne ravive le rêve de l’autonomie alimentaire en Algérie

« Nous importons du blé d’un pays dont la surface est de 1 % de celle de l’Algérie, qui est la Lituanie, que s’est-il passé ? », demandait récemment le Premier ministre Aïmene Benabderrahlane.

Avec la crise ukrainienne et l’interdiction d’exportation de certains produits agricoles décidée par le président Abdelmadjid Tebboune, la question de la sécurité alimentaire de l’Algérie taraude décideurs, simples citoyens et économistes. Cette crise ravive le rêve de l’autonomie alimentaire de l’Algérie.

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Le mythe de l’Algérie « grenier à blé de Rome »

Lorsque l’agroéconomiste Omar Bessaoud dresse un bilan de la situation agricole du pays, il ne manque jamais de rappeler des fondamentaux dont celui du mythe récurrent de l’Algérie « grenier à blé de Rome ».

Il aime préciser que c’est la littérature coloniale qui a construit ce récit de « ressources naturelles abondantes mais très mal exploitées » pour justifier l’expropriation de la paysannerie algérienne.

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Ce mythe reste ancré dans les esprits alors que la géographie montre que, passées les plaines littorales à la pluviométrie abondante, le nord du pays est surtout constitué de reliefs avec des zones céréalières au climat semi-aride. Passée la chaîne de l’Atlas saharien, il ne tombe plus qu’une centaine de millimètres de pluie par an et le climat est aride.

Une grande partie des surfaces agricoles est constituée de sols peu profonds reposant sur une dalle calcaire. Ces sols n’ont rien de comparables aux terres noires fertiles de Russie.

Russie, le foncier agricole bradé

En avril dernier, l’hebdomadaire l’Express relatait le séjour d’agriculteurs français partis à la découverte de l’agriculture russe. Pour l’un d’eux, un peu moqueur au départ, le ton a vite changé face aux réalités du terrain : « Il va falloir se réinventer » lâche-t-il, livide. Difficile de leur faire concurrence. « Le pays s’est métamorphosé, il est le premier exportateur mondial de blé, maïs, orge, mais aussi viande, volaille et produits laitiers ». L’agroalimentaire russe connaît un véritable âge d’or.

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L’explication ? Une superficie céréalière de 220 millions d’hectares. De nombreux investissements publics et privés et, dans le sud du pays, les terres noires ou tchernozium. Des sols profonds et riches en humus qui retiennent bien plus d’eau que les sols d’Algérie.

À partir de 2004, des industriels russes ayant fait fortune dans l’importation de produits agro-alimentaires, le pétrole, les minerais ou la banque ont mis la main sur le foncier agricole. Ils ont racheté aux anciens ouvriers agricoles leurs parts et créé d’immenses domaines.

Ukraine et Roumanie, ruée des investisseurs étrangers

En Russie, le coup de fouet est aussi venu des sanctions financières européennes de 2014 faisant suite à l’annexion de la Crimée. En réponse, le président russe Vladimir Poutine décrète un embargo sur les produits alimentaires venus d’Europe. Encouragés par des aides publiques, les producteurs locaux relèvent alors le défi.

En Ukraine, qualifiée de meilleure terre à blé au monde, les chernoziums peuvent avoir 6 mètres de profondeur. Ce pays et la Roumanie ont connu la ruée des investisseurs étrangers. C’est le cas du consortium français AgroGeneration qui exploite 50 000 ha. « Nous avons amélioré les rendements de 30 % à 40 % et remis en culture de nombreuses friches », indique Charles Vilgrain, le directeur général d’AgroGénération.

Quant à la Lituanie, l’adhésion dès 2004 à l’Union européenne a permis de multiplier par 5 les subventions reçues par les exploitations familiales. Celles-ci ont évolué à marche forcée vers les normes européennes.

En Algérie, progrès insuffisants de l’agriculture

Il serait inexact de dire qu’en Algérie l’agriculture n’a pas progressé. Les investissements publics et l’esprit d’initiative des agriculteurs ont permis une amélioration de la production agricole. Ainsi, en cinquante ans, la consommation de viande a triplé. Si l’augmentation de la productivité est réelle, celle de la population l’est aussi. Entre 2000 et 2016, le nombre d’habitants a augmenté de 10 millions et la population s’accroît d’un million de personnes par an.

Il s’agit également de tenir compte, comme le soulignent des économistes, des « gaspillages et autres détournements internes au pays ainsi que les transactions informelles qui ont profité aux consommateurs (et spéculateurs) des pays frontaliers. Les dysfonctionnements abondent : gaspillage de pain, blé tendre panifiable détourné vers l’élevage ou vers le nord du Mali mais aussi terres laissées en jachère, eaux épurées des stations d’épuration non ré-orientées vers l’agriculture ou des boues d’épuration non utilisées comme engrais ».

Le chercheur Jean Louis Rastoin rappelle que les pays de la rive sud de la Méditerranée doivent se tourner vers la diète méditerranéenne, c’est à dire le régime alimentaire de leurs aînés. Un régime à base de céréales, légumes secs, fruits, dattes et huile d’olive. Ce mode de consommation se base sur la prédominance de protéines végétales, plus faciles à produire et consommant moins d’eau, que les protéines animales.

Les priorités : blé, lait et pommes de terre

Trois filières concentrent l’essentiel des produits consommés en Algérie : blé, lait et pomme de terre. Pour les renforcer, les services agricoles misent sur l’irrigation au sud et insistent, depuis peu, sur les cultures industrielles.

Bien qu’il s’agisse d’une eau pouvant contenir jusqu’à 8 gr/L de sel, de gros espoirs reposent sur l’exploitation de la nappe albienne. Des voix s’élèvent quant au coût élevé et à l’aspect non durable d’une agriculture saharienne lui préférant l’agriculture oasienne.

C’est le cas d’Omar Bessaoud : « C’est ce mythe d’une Algérie riche en ressources naturelles qui a fondé le pari fait sur l’agriculture saharienne depuis les années 1980 ». L’économiste n’hésite pas à mettre en garde contre le modèle agri-business et insiste sur le rôle primordial des exploitations familiales.

L’irrigation à outrance prônée par les services agricoles ne peut à elle seule constituer une politique agricole. À Sétif, un agriculteur se désole des mauvaises herbes qui infestent ses parcelles de blé. Quand il irrigue, il indique apporter également de l’eau à ces adventices dont certaines sont difficiles à éradiquer. Les exploitations ont donc besoin d’un encadrement technique nourrie d’une recherche-développement apte à répondre à leurs problèmes spécifiques.

Marges bénéficiaires et mode de gestion

Pour l’agro-économiste Slimane Bedrani, la prise en compte de la rémunération de l’agriculteur est fondamentale. Entre 2008 et 2021, le prix des céréales n’a pas été réévalué alors que le prix du matériel agricole a doublé. L’économiste s’élève contre l’emploi abusif du terme de « spéculateurs » ; pour lui les grossistes ayant le rôle de faciliter la circulation des marchandises.

Mais sa critique la plus saillante est celle du « centralisme administratif » des services agricoles. Les agriculteurs n’étant pas considérés, par l’administration, comme des partenaires mais comme de simples subordonnés. Fin connaisseur de la steppe, Abdelkader Khaldi ne manque pas de rappeler que le Haut-Commissariat au Développement de la Steppe devrait mieux associer les éleveurs aux opérations d’aménagements des parcours.

Pour l’agroéconomiste Denis Pommier, longtemps en poste à la Délégation de l’Union européenne en Tunisie, il s’agit d’aller vers l’émergence d’organisations représentatives des agriculteurs. Il insiste pour préciser que cela « est en premier lieu la responsabilité des producteurs eux-mêmes. Le rôle de l’État est de fournir un cadre juridique et politique approprié afin de favoriser leur éclosion et leur développement ».

Dans de nombreux pays, les coopératives paysannes occupent une place importante. Or, en Algérie, une étude financée par l’Union européenne note : « Une image dégradée des coopératives liée notamment à leur manque d’autonomie, à la complexité du système actuel et à la quasi-absence de culture économique coopérative ».

Insuffisance de crédits bancaires mais succès de la contractualisation

Un autre dysfonctionnement concerne le financement des petites exploitations. La Banque algérienne de développement rural joue un rôle crucial.

Mais en l’absence d’une loi sur la location des terres (fermage), seuls les agriculteurs propriétaires ou bénéficiaires d’une concession ainsi que les ayants droits des EAC, EAI disposant de la carte de fellah sont éligibles aux prêts bancaires. À tel point que comme le souligne l’économiste Ali Daoudi, à Biskra ce sont les grainetiers dont le rôle est de vendre graines et autres intrants agricoles qui assurent le financement des agriculteurs.

Les services agricoles développent progressivement un savoir-faire indéniable. L’exemple de la tomate industrielle en est un bel exemple. En novembre 2021, le sous-directeur du développement des filières végétales au ministère, Amokrane Hadj Said, confiait à l’APS que l’arrêt des importations et l’augmentation de la production locale permettait une économie annuelle de 40 millions de dollars.

Ce succès s’appuie sur une politique de contractualisation. Les pouvoirs publics octroient aux transformateurs une prime de 1,5 DA/kg de tomate transformée et de 4 DA/kg au producteur s’engageant par contrat de livrer sa récolte à l’usine.

Comme le rappelle Ali Daoudi, si au lancement de la politique, les producteurs devaient présenter la carte de fellah, à partir de 2014, cette condition a été progressivement simplifiée par la présentation d’un bail de location d’une année puis par un simple PV de constat sur parcelle réalisé par les délégués communaux.

Comme le note l’économiste, cette politique ambitieuse est coûteuse pour les finances publiques, aussi propose-t-il “le passage à une deuxième génération de mécanismes d’incitation“. Il s’inquiète par ailleurs de “l’affectation de ces montants et leur réinvestissement, au moins partiel, dans les facteurs de production“.

Agro-business ou exploitations à taille humaine ?

Si les comparaisons avec l’agriculture des pays de l’Europe centrale et de l’est sont inappropriées, il n’en demeure pas moins que la sécurité alimentaire passe par des mesures qui touchent autant les questions techniques qu’économiques. Devons-nous par exemple miser sur les seules entreprises agro-industrielles comme en Russie ou sur des exploitations familiales ?

Pour l’ancien ministre de l’Agriculture, Sid Ahmed Ferroukhi, il y a lieu également de s’intéresser aux « accélérateurs de développement » et à une « innovation endogène » aux producteurs.

Plus qu’une question de seuls moyens, la sécurité alimentaire serait donc également un choix judicieux de stratégies et de bonne gouvernance.

 

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