Politique

“La facture des quatre mandats de Bouteflika est très salée”

Cela fait un mois que l’Algérie vit dans une période de contestation. Quel est l’impact sur l’économie ?

Nour Meddahi, économiste. Il y a eu peu de grèves pour le moment. Le secteur névralgique des hydrocarbures est épargné, même si des employés ont manifesté leur adhésion au Hirak. Des informations indiquent que les ventes dans l’immobilier sont négativement impactées et que les réservations d’hôtels ont baissé. Tout ceci reste marginal car le tourisme est relativement faible et que ce n’est pas la haute saison.

Par ailleurs, nous avons observé des ralentissements faibles mais significatifs de l’économie à chaque élection présidentielle, en particulier celles de 2004 et 2014, ce qui veut dire que le ralentissement a probablement commencé avec l’incertitude politique, bien avant le Hirak. Je m’attends donc à avoir un ralentissement économique plutôt faible mais significatif pour le dernier trimestre de 2018 et le premier trimestre de 2019. Il faudra attendre les chiffres de l’ONS pour le vérifier. Pour ce qui est de la suite de l’année 2019, les évènements futurs en décideront.

Quels sont les risques, pour l’économie nationale et l’investissement, d’une prolongation de la transition ?

La croissance économique est tirée par la consommation et par l’investissement. Les deux paramètres n’aiment pas l’incertitude, en particulier l’incertitude politique pour l’investissement. Une longue période de transition aura un impact négatif sur la croissance économique. Mais d’un autre côté bâcler la transition politique en imposant des solutions politiques sans l’adhésion d’une large partie de la population ne mène pas loin. Je vous rappelle le précédent de la période 1988-1994 où il y avait des changements politiques tous les 12 à 18 mois, chacune des équipes en charge du pays ayant sa propre vision économique.

Le contexte politique combiné à la situation financière désastreuse du pays à cette période a fait que le ralentissement de l’économie a été très fort avec une forte récession. Le contexte actuel est évidemment très différent sur les deux plans, mais ce qui me semble important est de bien réussir la transition politique, quitte à ce qu’elle prenne du temps. Ceci dit, je tiens à préciser que pour le moment la période de transition n’a pas commencé et que nous sommes en plein insurrection populaire.

Y-a-t-il un risque pour les réserves de change ?

J’ai évidemment suivi les évènements des derniers jours et j’ai moi-même alerté l’opinion il y a quelques semaines sur la probable augmentation de la prédation étant donné l’énorme montant de monnaie crée depuis novembre par la planche à billets, création inutile étant donné les chiffres dont nous disposons.

Permettez-moi donc de répondre assez longuement à votre question qui contient deux volets que sont la prédation et l’économie. Avant de le faire, je tiens à rappeler que j’ai soutenu le principe de l’utilisation de la planche à billets mais à des montants raisonnables, voir ma contribution de novembre 2017 que votre site a publié.

Tout un personnel politico-financier est sur le départ et vit ses dernières heures, c’est une évidence. La période passée a connu de la corruption et de la prédation à grandes échelles. L’histoire des autres pays nous enseigne que la période actuelle se caractérise souvent par de la prédation encore plus forte et je dirai grossière et facilement visible.

Le pays a des institutions, elles ne fonctionnent peut-être pas très bien mais elles fonctionnent quand même. Il faut les utiliser surtout que le contexte révolutionnaire s’y prête. L’une d’elle est la Banque d’Algérie. Mettre sous tutelle la Banque d’Algérie sur la partie commerce extérieur serait une erreur majeure à mon avis. En effet, cette décision étranglerait le commerce extérieur et nos importations, ce qui perturberait les systèmes de distributions et augmenterait les prix des produits de manière significative et donc l’inflation.

Le Barreau d’Alger vient de lancer un appel en direction de la Banque d’Algérie pour « s’abstenir de faire passer et de rembourser les contrats ou opérations commerciales qui servent des intérêts privés ». Une grande partie du commerce extérieur est fait par des privés. Comment faire la différence entre le privé honnête et le privé prédateur ? Il faut donner des noms de personnes et d’entreprises. Par ailleurs, d’autre organes comme les services de sécurité et la Justice devraient être interpellés, comme vient de le faire un célèbre avocat.

Pour ce qui est du volet économique, les chiffres du commerce extérieur du mois de janvier sont désastreux, c’est le mot adéquat. Le montant des exportations des hydrocarbures de janvier 2019 a été de 2,14 milliards de dollars contre 3,58 milliards pour janvier 2018, soit une baisse de 40% alors que le prix du Brent n’a baissé que de 13,2% sur la période. Encore plus alarmant, le montant des exportations du mois de décembre 2018 a été de 3,7 milliards, ce qui veut dire que la baisse des exportations des hydrocarbures entre janvier 2019 et décembre 2018 a été de 42% alors que le prix du Brent a augmenté de 4,4% sur la même période.

Sonatrach vient juste de communiquer en expliquant que la baisse est due aux mauvaises conditions météorologiques et que les montants exportés en janvier et février 2019 sont en baisse de 8% par rapport à la même période de 2018 (6,09 milliards de dollars contre 6,63), reflétant la baisse des prix du Brent, ce qui est rassurant.

En tenant compte de la communication de Sonatrach, on en déduit que déficit commercial du mois de janvier aurait dû être de 600 millions de dollars. En projetant le même montant sur une année, nous obtenons un déficit commercial de près de 7 milliards de dollars, auquel il faudra rajouter 10 à 12 milliards de déficit de la partie service, ce qui donnerait un déficit de la balance des paiements de 17 à 19 milliards de dollars, soit 10 à 11,2% du PIB, ce qui est énorme. A ce rythme et si rien ne change, les réserves de change seront épuisées dans cinq années.

Quelles sont les mesures à prendre rapidement ?

Pour ce qui est du volet de prédation, il faut laisser travailler dans la sérénité la Banque d’Algérie et l’inciter à doubler de vigilance sur les dossiers délicats. Il faut renforcer les contrôles sur les dossiers à gros montants en menant un contrôle a priori et non pas à postériori sur tout transfert privé qui dépasserait un certain montant. Ce seuil peut être déterminé de manière simple, par exemple en prenant celui qui correspond aux 20% de transferts privés le plus élevés au cours des deux dernières années. Il faut aussi renforcer les contrôles dans les banques publiques sur les dossiers à gros montants.

Par ailleurs, les députés de l’opposition devraient en toute urgence convoquer le Gouverneur de la Banque d’Algérie, les PDG des banques publiques citées par les rumeurs pour discuter de ces rumeurs de prédation. Dans le contexte actuel, je vois difficilement les députés du FLN et du RND s’opposer à ces convocations.

Un autre outil serait de demander à la justice de geler les comptes bancaires des personnes et des sociétés suspectées de prédation. C’est un outil très efficace qui ciblerait mieux les prédateurs au lieu de chambouler tout le commerce extérieur. Par contre, il va pénaliser les employés et les fournisseurs de ces entreprises.

Pour ce qui est du volet économique, il n’y a pas de miracle. Il faut baisser la valeur du dinar qui est presque gelée depuis l’arrivée du Gouverneur actuel. Je rappelle que depuis son arrivée, la valeur nominale du dinar a baissé de 9,5% alors que le différentiel d’inflation avec les États-Unis a été de 10,5%, ce qui veut dire qu’en terme réel la valeur du dinar a augmenté de 1% !!

Il faut aussi s’attaquer par des moyens économiques au taux de change parallèle dont le différentiel avec le taux officiel est historiquement au maximum à plus de 60%. Ce différentiel est le principal mécanisme des surfacturations et de la fuite des capitaux. Il faut le réduire en baissant la valeur du dinar sur le marché officiel et en augmentant de manière substantielle toutes les allocations pour aller à l’étranger, c’est-à-dire celles des touristes, des étudiants, des malades, et des hommes d’affaires.

Le montant global de ces allocations sera largement compensé par la réduction de la surfacturation et par le passage du marché parallèle vers le marché officiel de l’argent que transfère la diaspora. Je rappelle que le montant des transferts des Algériens par le circuit officiel est de deux milliards de dollars contre huit milliards pour les Marocains, avec des populations relativement similaires.

La période ne se prête pas forcément à une baisse du dinar sur le marché officiel, mais il faut la commencer dès le début de la période de transition. Il faudra le baisser de manière graduelle pour éviter d’étrangler l’économie et aussi pour contrôler l’inflation, comme ce fut le cas entre juillet 2014 et décembre 2015.

Le pouvoir d’achat va évidemment être impacté, et il l’est de fait depuis l’été 2014. Je signale que le salaire minimum n’a pas augmenté depuis janvier 2012, alors que l’inflation a été de 30% entre cette date et janvier 2019. Autrement dit, le salaire minimum a baissé en terme réel de 30% depuis 2012. De fait, une comparaison historique indique qu’en terme réel il est 5% de moins que celui de janvier 2004. C’est aussi le cas pour tous les salaires indexés au salaire minimum dont l’indexation n’a pas changé. La baisse en terme réel concerne aussi les prestations sociales. Par exemple, les allocations familiales n’ont pas bougé en terme nominal depuis l’année 2000 (au maximum 600 DA par mois et par enfant) mais elles valent moitié en terme réel puisqu’un dinar de l’année 2000 vaut en terme réel cinquante centimes de janvier 2019.

Dés le début de la période de transition, le nouveau Gouvernement devra commencer des discussions avec les partenaires sociaux crédibles et le patronat crédible pour des négociations sur les salaires et les prestations sociales. Elles seront difficiles, longues mais nécessaires. Une fois une majorité politique est élue sur un programme politique et économique bien clairs, ces discussions devront être liées aux réformes, en particulier celles des retraites, des subventions et des impôts.

Enfin, comme je l’ai déjà indiqué au début du mois et ci-dessus, l’injection de 2 600 milliards de dinars provenant de la planche à billets est inutile sur le plan économique car le Trésor dispose de beaucoup de liquidités non utilisées (1 700 milliards de dinars à fin novembre) et que la liquidité bancaire est élevée. Cette injection a inondé le marché bancaire, ce qui est suspect sur le plan de la prédation et aussi dangereux sur le plan économique, forçant la Banque d’Algérie à augmenter le taux de réserves obligatoires des banques qui peut pénaliser certaines d’elles, en particulier les banques privées, et probablement à augmenter le montant des reprises de liquidités.

Le nouveau chef du Gouvernement devrait se démarquer de son prédécesseur en ordonnant le retour vers la Banque d’Algérie de ces 2 600 milliards de dinars, ou du moins les 1 500 milliards tirés depuis janvier 2019. La seule exception devrait être l’argent destiné à la caisse des retraites (CNR) car la mesure a été votée par la Loi de Finances 2019. L’argent destiné à la CNR devrait être versé mensuellement en fonction des besoins par la CNR, sous le contrôle du Trésor.

En cas de changement de pouvoir politique et de transition démocratique, la tâche de la nouvelle équipe sera-t-elle difficile sur le plan économique ?

Malheureusement les énormes déficits du budget, du compte courant de la balance de paiements et de caisse de retraite seront encore présents. La facture des quatre mandats de l’actuel président est très salée et elle aura des répercussions sur l’économie du pays pendant au moins une décennie. Les futures équipes gouvernementales auront beaucoup de difficultés, et ceci aurait été aussi le cas des équipes de l’actuel régime.

Mais il faut aussi se dire que beaucoup de secteurs économiques sont gelés voire broyés, comme ceux des services (banques, assurances, télécommunication, tourisme) et de l’industrie, et qu’ils vont se développer et tirer la croissance dans un avenir proche, sous une bonne gouvernance choisie par le peuple.

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