Est-ce que la justice a suffisamment communiqué au sujet des poursuites judiciaires contre d’actuels et anciens hauts responsables et des hommes d’affaires ?
Abdelhak Mellah, avocat : si vous faites allusion aux enquêtes et aux poursuites engagées dans le sillage de la révolution du 22 février, disons que la justice en général et les représentants du ministère public compétents en particulier, le procureur général d’Alger et le procureur du tribunal de Sidi M’hamed plus précisément, se sont murés dans un silence qui en dit long sur l’impréparation de la justice quant au traitement de ce genre d’affaires. Sinon comment expliquer l’absence totale de communication malgré la demande pressente de l’opinion publique en général et des clameurs de la rue ? J’ai le regret de dire que les annales de justice retiendront certainement le fait que la justice s’est étrangement tue au moment où la parole était en or.
D’ailleurs le seul communiqué rendu public par le Procureur d’Alger confirme cet état d’autisme pur et simple. Ce communiqué singe un double échec : en plus de ne pas avoir apporté le moindre élément d’information concernant les affaires en cours, il a sonné comme un rejet des doléances exprimées et, plus grave encore, il a pris la forme d’une mise en garde contre tous ceux qui ont réclamé le droit d’avoir le « droit de savoir ».
En outre, prétendre, tel qu’affirmé dans le même communiqué, que la justice a agi normalement, en toute indépendance, sans injonctions directes ou indirectes, est très loin de la réalité des choses, la réalité que tout le monde connait.
Abdelghani Badi, avocat : ce qui est clair aujourd’hui, c’est que la justice n’est pas indépendante. La justice ne bougeait pas avant les discours du chef d’état-major de l’ANP. Nous en sommes à quatre discours dans lesquels il parle sur l’appareil judiciaire et dans lesquels aussi il donne même des instructions. Ce sont autant d’agissements qui ne doivent pas avoir lieu. D’abord, le chef d’état-major a précisé les dossiers, il dit ‘’ouvrez le dossier Khalifa, celui de la Sonatrach et le dossier d’El Boucher’’. Ensuite, il enjoint la justice d’accélérer. Aujourd’hui, elle est sommée de ne pas se tromper dans les procédures. Tout cela nous donne le sentiment que la justice n’est pas indépendante. En fait, nous sommes devant deux types de lectures. On cherche à absorber la colère de la rue à travers ces dossiers, tandis qu’une autre partie est liée à des conflits politiques. Je suis persuadé que la justice se fait imposer de la part de certaines parties au pouvoir les dossiers à traiter et les personnes, le temps et même d’accélérer les procédures. Les discours répétitifs de l’état-major exercent une influence et une pression sur la justice. Le discours de ce mardi 30 avril tourne quasiment autour de la justice. Or, à mon avis, toute transition politique doit être accompagnée d’une justice de transition, comme cela se fait dans tous les pays qui connaissent un changement démocratique. La justice ne peut pas aujourd’hui être équitable quand on sait qu’on est quasiment dans le non-État. Même les procédures entreprises ne sont pas conformes du point légal.
Des exemples ?
Abdelghani Badi : quand on convoque Ahmed Ouyahia et que l’article 177 de la constitution stipule que le Premier ministre doit être déféré devant la Haute Cour de l’État alors que celle-ci n’existe pas depuis l’époque de Liamine Zeroual et la constitution de 1996. Elle juge pour des faits de haute trahison le Président de la République, et de crimes et délits le Premier ministre, commis dans l’exercice de leur fonction. Jusqu’à maintenant cette Haute Cour de l’État n’existe pas. De plus, on ne sait même pas si Ouyahia ou Loukal et même Abdelghani Hamel (ex-DGSN) sont des témoins ou des inculpés. On ne connait pas leur statut juridique.
Pourquoi toute cette opacité ?
Abdelghani Badi : pour l’instant, nous n’avons pas les dossiers ni des informations. Si Ahmed Ouyahia et Mohamed Loukal sont considérés comme des inculpés, le tribunal Abane Ramdane n’est pas habilité. Dans le cas de Mohamed Loukal en sa qualité de ministre en exercice, la personne habilitée à l’entendre est le juge instructeur près la Cour suprême conformément à l’article 573 (du code de procédure pénale).
Peut-on dire que la justice dispose des garanties suffisantes qui lui permettent d’aller au bout de ces poursuites ?
Abdelhak Mellah : les juges étaient réduits à un statut de simples fonctionnaires, gérés par l’administration centrale du ministère de la Justice, qui les a rendus corvéables à merci, soumis à une conception étrange du devoir de réserve, sans droits à l’expression. La peur des mutations arbitraires et des poursuites disciplinaires injustes ont tué dans l’œuf toute velléité d’émancipation. Dire aujourd’hui que cette justice a la capacité et la légitimité pour mener une guerre efficace et juste contre le phénomène de la corruption est une pure chimère. Elle ne peut produire que des impasses.
Abdelghani Badi : pour moi et pour être clair, les garanties sont totalement inexistantes. Le juge doit être prémuni contre tout type de pression. Aujourd’hui, nous avons le sentiment que les juges ne sont pas encore libérés mais subissent des pressions. À mon avis, ces poursuites s’achèveront comme elles ont été lancées, c’est-à-dire par téléphone.
D’anciens et d’actuels hauts responsables ainsi que des hommes d’affaires se présentent devant la justice sans qu’on sache leur statut juridique. Est-ce normal ?
Abdelhak Mellah : cette question renvoie à un aspect particulier de la communication judiciaire. Elle concerne la qualité des mis en cause. Il n’est jamais banal de voir des capitaines de l’industrie et les leaders politiques défiler devant les juges. D’où des interrogations qui ne manquent pas de fuser. Et elles sont d’abord de nature juridique.
Certains se sont interrogés sur le fait qu’un ministre, bénéficiant du privilège de juridiction prescrit par l’article 573 du code de procédure pénale, justiciable de la cour suprême à titre exclusif, soit convoqué au tribunal de Sidi M’hamed.
D’autre se sont demandés, à juste titre d’ailleurs, sur la légalité de la convocation du Premier ministre devant le même tribunal. Une simple lecture de l’article 177 de la constitution fait ressortir que la seule juridiction pouvant juger le Premier ministre est la Haute Cour de l’État. Ainsi, M. Ouyahia risque d’échapper à la justice, pour la simple raison que cette juridiction, la seule habilité à le juger, est inexistante dans les faits, car non encore créée depuis 2016 à ce jour ! Ce qui s’apparente à une haute trahison de la part du président de la République, mais ceci est une autre histoire.
Soyons clairs, le forcing consistant à engager des poursuites contre M. Ouyahia au niveau de la cour suprême, en vertu de l’article 573 du code de procédure pénale, est tout évidemment illégal, car ledit article ne le cite pas expressément, sachant qu’on ne peut pas faire dire à la loi ce qu’elle ne dit pas.