Politique

« La situation économique de la Tunisie fait qu’elle ne peut tourner le dos à un voisin comme l’Algérie »

La Tunisie a un nouveau président en la personne de Kaïs Saïed. Quels sont les principaux enseignements que vous en avez tirés ?

Kedidir Mansour, politologue. Il est difficile de tirer à chaud tous les enseignements de la campagne électorale des présidentielles en Tunisie et la victoire de Kaïs Saïed. Néanmoins, l’analyse des discours des principaux protagonistes et le déroulement des événements qui ont émaillé cette campagne nous permettent d’avancer les leçons suivantes.

En premier, une défaite de la classe politique : nous sommes devant un phénomène mondial qui a commencé en Europe méridionale (Espagne, Italie, Grèce et dans une certaine mesure la France) où le citoyen ne fait plus confiance aux partis. Il est attiré par des mouvements populaires porteurs de valeurs traditionnelles. Plus proches des couches sociales défavorisées, ces mouvements prônent un discours radical contre les institutions en place.

Avec la mondialisation à l’œuvre, ce phénomène a fini par faire tâche d’huile sur les pays de la rive Sud. C’est ce que vit actuellement l’Algérie dans le Hirak et pour la Tunisie, le choix des électeurs a porté sur une personnalité qui n’appartient à aucun parti.

Dans cette analyse, il convient d’apporter la nuance suivante. Cette manière de réinventer la politique à l’échelle horizontale n’est pas exempte de populisme dont la définition renvoie, selon les politologues, à une idéologie qui oppose le peuple pur à des élites corrompues.

En deuxième lieu, une victoire des dominés. De la période de Ben Ali jusqu’à celle de Caïd Essebsi, ce sont les nantis du régime appartenant aux milieux d’affaires qui avaient une main sur la politique du pays. Preuve en est donnée par la composante de l’élite de l’ancien parti au pouvoir, le Néo Destour, et de Nida Tounes de l’ex-président.

À cette constatation, il convient de souligner le déséquilibre économique et social entre le Nord et le Sud de la Tunisie, et ce sont les électeurs de ce Sud défavorisé qui ont soutenu le nouveau président. Donc, le citoyen tunisien refuse de s’inscrire dans le clivage classique : liberal/ laïc / islamiste. Il revendique une vie décente.

Un mot sur le profil du nouveau président ?

Tout est corrélé. Le monde politique obéit à des logiques et on ne peut analyser la victoire d’un président en dehors d’un cadre rationnel. Bien que d’évidence, Kaïs Saïed n’appartient pas à la génération spontanée, il est difficile de décrypter totalement son ascension. Des zones d’ombre restent encore à éclairer.

Toutefois, rien ne nous empêche d’expliquer son profil sous les quelques aspects. C’est un professeur de droit constitutionnel peu connu. Du moins, il n’a pas brillé durant la période d’ébullition politique qui a suivi le départ de Ben Ali. De même que son nom n’est pas apparu parmi les acteurs qui ont participé au compromis historique.

Fils du Sud, il appartient à la classe moyenne. Dans ses discours, il ne s’est pas détaché du populisme dans le sens que nous avons défini. En partant de l’idée que la politique est l’expression de la volonté populaire, il corrobore cette hypothèse. L’argument nous est donné par les réformes institutionnelles prônées. En déclarant élire une assemblée législative sur la base du scrutin indirect, c’est-à-dire par nombre d’élus locaux, Kaïs Saïed projette de remettre en cause l’ordre établi et casser la domination des élites. Il se situe, donc, au cœur de l’idéologie populiste.

Enfin, par son honnêteté affichée dans un monde infesté par l’argent, le nouveau président renoue avec l’image du zaïm qui a tant manqué aux couches populaires sevrées par l’absence du père protecteur.

Dans ce cadre, il convient de souligner que la personnalité de Kaïs Saïed, sa démarche, la simplicité et le dénouement avec lesquels il a mené campagne et surtout son discours, l’intonation de sa voix et la rythmique des phrases militent pour une personnalité qui a pu réussir en s’imposant dans le champ médiatique en s’éloignant des rhétoriques habituelles. Il a pu forger une allure relativement charismatique. Si cette image n’est pas totalement partagée par l’élite, elle est acceptée par le citoyen ordinaire.

Le nouveau président élu a annoncé que sa première visite à l’étranger, il la fera en Algérie. Quelle est la symbolique d’une telle annonce ?

Avant qu’il ne se porte candidat, Kaïs Saïed était un observateur averti de l’environnement géopolitique régional. Sa qualité de professeur de droit l’habilite à suivre, non seulement la situation politique interne, mais aussi au Maghreb.

Comme suite logique de son discours de campagne, il tient à ressouder les liens entre l’Algérie et la Tunisie, distanciées par des conjonctures et les contraintes internes de chaque pays. Il compte renouer, dans le cadre d’un renouveau du nationalisme arabe, avec l’Algérie qui lui semble être le dernier bastion qui résiste encore aux velléités déstabilisatrices.

Donc, sa volonté de se rendre en Algérie émane d’une approche réaliste. Dans le contexte tunisien actuel, il gagnerait à consolider ses relations diplomatiques et politiques avec l’Algérie.

En dehors de ces considérations, la situation économique de la Tunisie fait qu’il ne peut tourner le dos à un voisin jouant un rôle de pivot stratégique dans le Maghreb en dépit de la crise politique et institutionnelle que traverse le pays. Bien que les anciens présidents aient toujours loué le soutien constant de l’Algérie lorsque la Tunisie était en proie à des crises politiques et sociales, le nouveau président est le premier à avoir déclaré, en considérant l’Algérie comme sa première destination, un appui stratégique.

Il vient donc de prioriser son voisinage et le Maghreb comme fondamentaux dans sa politique étrangère. Dans cette perspective, sa démarche semble prometteuse.

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