Mansour Kedidir est politologue, chercheur associé au CRASC (Oran) et professeur associé à l’Ecole supérieure d’économie, auteur de plusieurs ouvrages. Il est également romancier. Il nous livre dans cet entretien son analyse de la situation politique nationale et nous offre un éclairage sur le hirak et les initiatives de sortie de crise.
Comment se présente aujourd’hui la situation politique
Aujourd’hui, la situation politique est très critique. Ni les tenants du pouvoir ni la classe politique et les élites et encore moins les citoyens ne peuvent nier cette réalité. Quatre raisons et pas les moindres soutiennent cette thèse.
En premier, l’impasse politique dans laquelle nous nous trouvons résulte de la gestion autoritaire du président démissionnaire. Pour avoir régenté le pays durant vingt années, brisé l’opposition, dévitalisé l’espace public politique, inhibé les institutions de contrôle et déversé outrageusement la rente dans le seul but d’acheter la paix sociale, le président Bouteflika, croyant casser les ressorts de la société, a obscurci les horizons au point où il est difficile d’entrevoir une issue à la crise politique.
Son héritage est lourd. Il convient de saisir toute la complexité du règne de Bouteflika notamment dans l’asservissement de la société et la servilité des élites et une certaine classe politique pour pouvoir cerner la crise politique.
La deuxième raison concerne le chef d’Etat intérimaire. Limité par la Constitution, le chef d’Etat dont les attributions portent uniquement sur la préparation des élections présidentielles se trouve piégé dans une situation constitutionnelle sui generis. Quels pouvoirs a-t-il pour amorcer une solution de crise ? Affaibli par ses successifs mandats de président du Conseil de la Nation, l’actuel chef d’Etat est mal armé pour affronter la classe politique. A travers ses hésitations, la paralysie du gouvernement qu’il n’arrive pas à démettre, on saisit bien combien il est taraudé par la peur devant la situation politique. C’est cette peur qui habite les gouvernants qui semble planer sur la crise politique.
La troisième raison nous renvoie à l’incapacité des partis d’opposition de transcender leurs clivages idéologiques et politiques. A exclure les partis alibis du temps de Bouteflika, les formations politiques d’opposition souffrent d’un problème de légitimité. N’ayant pu bâtir un ancrage solide et profond dans la société, elles se sont retrouvées, faute d’inscrire leur combat dans le temps long, en marge des dynamiques de la société.
Les causes de leur échec sont nombreuses. Elles tiennent à la nature du système politique algérien qui n’a jamais toléré l’existence d’une opposition responsable, l’encadrement de ces partis constitué d’anciens fonctionnaires et d’apparatchiks désirant porter un habit neuf et de nouveaux nantis cherchant à couvrir leur fortune amassée illégalement.
Ce constat signifie qu’on est loin des partis dont le rôle repose sur la médiation entre le pouvoir et la société et l’apaisement de la colère populaire. Embourbés dans la compromission et englués dans la corruption, la plupart des partis, n’ayant pu saisir la dimension du contexte présent, s’effaceront fatalement devant la montée des mouvements sociaux où dire la politique emprunte des voies nouvelles. L’échec des partis à parvenir à un arrangement salutaire explique un autre aspect de l’état critique de la situation politique.
La quatrième raison se rapporte à l’avènement du hirak. Personne ne s’attendait à l’irruption de ce mouvement de masse qui a brouillé les calculs politiques du pouvoir et de la classe politique. En se déroulant, tel un rituel, tous les vendredis, le hirak a montré une autre manière de dire la politique. Tant dans son organisation, le déroulement pacifique des marches que les slogans arborés, le hirak réinvente la politique.
Hormis ses aspects prometteurs dans la refondation de la démocratie en Algérie, le hirak, comme tout mouvement de masse, aggrave la situation politique. Ce paradoxe tient au fait que ses membres ne sont pas identifiés. Dès lors, comment pouvons-nous imaginer son projet politique ? Ne pouvant désigner ses représentants, ni dégager une plateforme de revendications, le hirak, s’il perdure dans ses marches, rend toute solution politique hypothétique.
L’appel au dialogue lancé par la présidence de la République a-t-il des chances de réussir en l’absence de réelles garanties comme le réclament l’opposition et la rue ?
Le dialogue est une vertu et un instrument d’arrangement dans tout processus démocratique. De la classe politique, de la société civile, aucun n’a rejeté le principe. Toutefois, il faut bien préciser de quel dialogue il s’agit.
La veille de la fête de l’Indépendance, le chef d’Etat intérimaire a tenu un discours dans lequel il a appelé la classe politique, les personnalités politiques nationales et les élites à un dialogue inclusif sans aucune condition fixée au préalable. L’opinion publique nationale y a perçu une lueur d’espoir. Néanmoins, quelques jours après, elle (l’opinion) fut désappointée par deux événements : la publication d’une liste de treize personnalités dont les plus importantes, sans qu’elles soient consultées, ont rejeté la proposition pour diriger le dialogue et l’entretien du secrétaire général de la Présidence qui, au lieu de se tenir à des clarifications, a semé plus de confusion au sein des partis.
Pour réussir un dialogue, il n’est pas opportun d’ostraciser les partis qui prônent la transition et émettre des critiques à l’endroit d’autres acteurs. Que reste-t-il du dialogue inclusif, lorsqu’on fixe au préalable les points à débattre ? Dans la conjoncture actuelle, il aurait été judicieux d’inviter les acteurs politiques en se tenant à un seul point, un seul objectif : l’issue de la crise politique. Dans cette optique, nous enregistrons la perte d’une garantie du dialogue : l’exclusion du front démocratique.
L’autre difficulté qui annihile toute garantie d’un dialogue sérieux porte sur la démarche. La réussite du dialogue commande d’identifier les parties prenantes et la désignation d’une manière consensuelle les personnalités appelées à diriger les débats. Conçu pour être une véritable institution de débats de toutes les questions relatives à la situation politique et des arrangements nécessaires à une sortie de crise, le dialogue est réduit à une simple étape limitée dans le temps pour entériner une processus électoral. Par conséquent, tout semble aléatoire. Nous sommes dans l’incertitude.
Que pensez-vous des initiatives de médiation initiées notamment par le panel coordonné par Karim Younes ?
La médiation que devra initier le panel n’a pas encore commencé et il est trop tôt d’y apporter un jugement. Je sais que la tâche est ardue. Désignés dans la précipitation, quelques membres sont déjà contestés. Dès lors, comment voulez-vous qu’ils réussissent leur mission du moment qu’ils sont rejetés tant par le hirak qu’une partie de la classe politique ?
Quelle est la meilleure sortie de crise à votre avis ?
Dans ce cadre, il n’y a pas d’autres chemins que le compromis. Mais avant d’entreprendre toute négociation, il faut que les partis d’opposition arrivent à s’entendre entre eux. Cela veut dire qu’eux-mêmes, ils doivent arriver à un compromis, c’est-à-dire s’entendre sur un seuil de revendications qui concerne le devenir de la Nation, en dehors de toute appartenance idéologique.
L’analyse de la classe politique fait ressortir deux blocs : le premier est le Forum national du dialogue, dominé en grande partie par les islamistes qui a tenu sa conférence le 6 juillet dernier. Terminant ses travaux dans la débâcle, ce Forum a néanmoins épousé la thèse du pouvoir. Nous pensons qu’il s’agit là d’un repositionnement des islamistes s’alliant à certaines formations dites nationalistes. Et dans ce clair-obscur, les monstres ne tarderont pas à s’sortir.
Quant au front démocratique, il a toujours revendiqué une période de transition. Nous pensons tant que les partis de ces deux blocs ne se sont pas rencontrés pour s’entendre sur une démarche commune, on ne peut entrevoir une issue à la crise.
D’évidence, la tenue des élections présidentielles est une voie salutaire, cependant, rien n’empêche que tous les acteurs se rencontrent, peut-être sans l’aval des autorités, pour se faire des concessions et rédiger un pacte national dans lequel le futur président sera tenu de suivre les réformes demandées. L’institution militaire se portera garante de l’application de ce pacte. Mais pour arriver à cette finalité, encore faut-il qu’il y ait des démocrates au sein des partis et que le futur président ne soit pas dévoré par une tentation despotique.
Poursuivre les marches suffit-il à faire fléchir le pouvoir politique ?
Le hirak est un moyen de pression politique. Le seul acteur qui semble interagir avec le hirak est l’institution militaire. En analysant l’évolution des discours du vice-ministre de la Défense, le général de corps d’armée Gaid Salah, on se rend compte combien le poids du hirak est important dans la prise de décision politique.
Nous sommes devant un phénomène inédit dans l’histoire de l’Algérie. A moyen terme, le hirak continuera d’influer sur le processus politique mais à la longue, il s’épuisera, parce que telle est la fin de tout mouvement de masse. Peut-être qu’à la faveur des crises sociales, il resurgira. Si cela arrivait, son impact serait exponentiel.
Ce qui manque aux gouvernants algériens, c’est la gestion des crises. Si les autorités nationales avaient cherché, depuis le début, à prendre attache avec le hirak à travers tous les échelons des wilayas, la crise serait peut-être derrière nous.
Malheureusement, le système a tellement façonné les mentalités de ses hommes qu’il est difficile d’imaginer une sortie de crise. Néanmoins, du moment que nous continuons de débattre de la crise, on gardera l’espoir pour son dénouement.