Chronique livresque. C’est dans l’indifférence la plus totale que le livre « Le soleil ne se lève plus à l’Est »* est paru. Aucun frémissement des ventes chez les libraires. Bajolet ? Un inconnu pour tout le monde, sauf pour les diplomates, les espions et quelques journalistes. C’est ce qu’on appelle le lectorat-cible qu’on peut compter en centaines. Pas de quoi défrayer la chronique.
Mais futé comme un espion, fonceur comme le diplomate qu’il était, Bernard Bajolet accorde une interview au quotidien de droite Le Figaro. Très habilement, il change de registre : il met le focus sur le président algérien qu’il dit être « maintenu artificiellement en vie ». Du coup, il élargit le spectre de son lectorat qui recouvre tous les amis et les ennemis de l’Algérie, au premier chef les Algériens eux-mêmes, friands de toute information liée au chef de l’État.
Quelques jours plus tard, il fait ce qu’on appelle une communication d’entretien en rajoutant une couche de la même veine au quotidien Le Parisien. Résultat : en moins d’une dizaine de jours, l’éditeur a épuisé la quinzaine de milliers d’exemplaires tirés ! L’astuce marketing se trouve dans l’ambiguïté soigneusement entretenue : ceux qui achètent le livre pensent retrouver en plus explicite les propos de Bajolet dans les journaux. Raté : dans les mémoires, pas un mot sur la santé du président algérien ! Chapeau l’artiste.
Est-il, pour autant, le porte-parole officieux mandaté en sous-main par l’Élysée ? L’ambassadeur Xavier Driencourt, son lointain successeur à Alger, dit non. Mais pouvait-il déclarer le contraire ? En langage diplomatique, la vérité se trouve dans le message livré, quitte à ce qu’il soit démenti. Jeu de rôle. Jeu de dupes. Gardons à l’esprit que Bajolet était le patron de la DGSE et que son livre ne concerne pas cette période de sa vie, mais celle de diplomate.
Comment croire alors que sa sortie des clous s’est faite spontanément sans qu’elle ait été sinon validée, du moins bénie ailleurs. Notre petit doigt nous dit que le tempérament fonceur (voir à ce propos son intervention directe avec Jospin, alors Premier ministre) du diplomate se prête assez à ce genre de déclaration. Mais le messager est trop important pour que le message soit insignifiant…
Qalbi, le cheval de Troie du diplomate
Revenons au livre proprement dit. Il me semble que le portrait qu’il fait du président Bouteflika est plutôt élogieux. Idem pour la beauté du pays et la gentillesse des Algériens. Pour le reste, chacun sa lecture. Ceux qui ont acheté le livre ne seront pas déçus pour autant. Ils en auront pour leur argent (21,90 euros) puisque dans la séquence consacrée à l’Algérie (une trentaine de pages) Bajolet, qui a été ambassadeur dans notre pays de 2006 à 2008, y va gaiement avec un style à la hussarde qui ne s’embarrasse ni de circonvolutions, ni d’entrechats chers aux diplomates. Il dit ce qu’il pense sans forcer le trait et sans éviter hélas cette fâcheuse manie des diplomates français de toujours vouloir faire la leçon aux Algériens. Survivance d’un réflexe colonial ? Peut-être oui, peut être non, plus sûrement le réflexe professionnel d’un diplomate qui pense avoir la distance nécessaire et le poste d’observation approprié pour voir les failles du système algérien.
Ceci dit, il y a du vrai dans ce qu’il dit, du vrai quand il décrit la situation économique du pays et du moins vrai quand il se met à parler politique : la question sahraouie ainsi que les relations passionnelles entre les deux pays. Pour expliquer et justifier la position de la France dans le conflit entre le Maroc et la RASD, il répondra au président Bouteflika qui se plaignait de l’impartialité de l’ancienne puissance coloniale : « La position de la France, lui expliquai-je, ne relève pas d’un quelconque parti pris. Mais elle peut être influencée par le sentiment que cette affaire est vitale pour le Maroc, alors qu’elle ne l’est pas pour l’Algérie. »
Pas convaincant pour un sou. Penser cela, c’est oublier trop vite que le parti pris français dans le conflit date de l’époque de Giscard d’Estaing, adversaire résolu de l’indépendance de l’Algérie. Ministre des Finances de de Gaulle, il n’avait pas craint de lui manifester son désaccord. On peut donc comprendre qu’au-delà des relations étroites et amicales de Giscard avec Hassan II, il y avait aussi une part de revanche du nostalgique président français sur cette Algérie qui n’était plus française. À l’exception de de Gaulle et Pompidou qui tenaient à distance le souverain alaouite, tous les autres présidents adoraient se faire câliner par lui.
Avant son départ de notre pays, Bajolet profite d’une ultime audience avec Bouteflika pour lui livrer le fond de sa pensée : « Ce que je vais vous dire, monsieur le Président, n’est pas politiquement correct. Je sais qu’à vos yeux, c’est le Polisario qui est parti au différend, non pas l’Algérie. Pourtant, je pense que celui-ci ne trouvera pas sa solution à New York, ni à Washington, ni à Paris, Mais seulement à travers un dialogue direct entre vous et le Maroc. Le principe de l’autodétermination doit être mis en œuvre, mais après une négociation entre les deux principaux pays concernés. » Le président algérien avait esquivé, en passant à un autre sujet.
Bajolet est tombé amoureux de notre pays lors de son premier séjour (1975/1978) où il fit connaissance d’un stagiaire boute en train : François Hollande. Amoureux de l’Algérie et plus encore d’un cheval, « Qalbi », amour fou largement partagé selon lui. Mais voilà, au moment de son retour en France, c’est la déchirure, il reviendra seul sans son « cœur » : « Les autorités refusèrent de m’accorder le permis d’exportation, en dépit de multiples démarches, sous le prétexte que ce cheval appartenait à une race protégée. (…) Malgré cet incident, bien mineur avec le recul, je voulais retourner en Algérie. Mon premier séjour m’avait laissé sur ma faim. » Diplomate avisé, il ne faisait pas du cheval que pour le plaisir de l’équitation, mais aussi parce que « ce cheval fut aussi un excellent vecteur pour m’introduire dans la société locale, comme ses semblables le seraient plus tard en Syrie puis en Jordanie. » En somme, « Qalbi » a été son cheval de Troie dans la haute société algérienne qui n’avait vu que du feu.
Pris de vertige par les sommets de la corruption
L’Algérie qu’il retrouve en 2006 en tant qu’ambassadeur est encore sous le choc de la Décennie noire. Selon lui, dans les réceptions et les dîners, on ne parle que de ça. En un mot, l’Algérie était en « convalescence » et ce qu’il avait sous les yeux le désolait : « Elle avait perdu beaucoup de temps, et l’administration qui la dirigeait n’était pas de nature à le lui faire rattraper : les ministères s’étaient vidés d’une grande partie de leurs cadres de qualité et, au fond, l’État se résumait pratiquement à l’armée, véritable ossature du pays, et à la Sonatrach, la compagnie pétrolière. »
Il ajoute qu’il fut pris de vertige par les sommets que la corruption avait atteints, par la paupérisation de la classe moyenne qui vivait bien sous Boumediène, par « la demi-douzaine d’hommes d’affaires que l’on présentait comme tels étaient plutôt des capitalistes d’État, voire des affairistes, liés aux « services » ou au pouvoir, qu’ils contribuaient à corrompre. »
Tableau noir duquel scintillent quelques points lumineux : « Un niveau d’éducation très honorable, avec un taux d’alphabétisation de 96% et plus de 1 million d’étudiants à l’université, alors qu’en 1962 on ne comptait que huit cents étudiants algériens. » Satisfecit inattendu sur la question de la qualité de l’école ? Oui, puisqu’il le dit, alors ne boudons pas notre plaisir.
Sur la colonisation et ses conséquences sur l’Algérie indépendante, nous ne changerons pas une virgule tant ça sonne vrai : « De ce fait, lorsque l’Algérie devint indépendante, la France se retira avec toute l’administration qu’elle avait mise en place. Les nouvelles autorités, qui n’en avaient aucune expérience, ne purent s’appuyer que sur une culture et des structures qui leur avaient réussi pour mener leur guérilla contre la France, mais ne convenaient pas pour diriger l’État. Les difficultés que rencontrèrent les autorités algériennes de la période postcoloniale pour gouverner leur pays trouvaient donc en partie leur origine dans une conception absolue de la colonisation de la part de la France. » Mais si la France a sa part, l’Algérie aussi, du moins ses dirigeants, ont aussi une lourde et grande responsabilité sur les échecs qu’a connus notre pays : « L’accaparement du pouvoir et des richesses par un petit groupe, la perte du sens de l’intérêt général, la prévalence des intérêts particuliers à tous les niveaux y ont leur part. »
À sa nomination, il a une idée précise sur ce que doivent être les relations entre les deux pays : tourner la page du passé, non pas en l’occultant, mais en l’assumant, dans la dignité, c’est-à-dire en reconnaissant les faits.
Pleure ô mon pays bien aimé
Sur le président Bouteflika, le portrait qu’il en fait est résolument positif. Il qualifie de chaleureuses les relations qu’il entretenait avec lui, se faisant recevoir de longues heures : « Dans nos entretiens, le président Bouteflika se livrait à de vastes tours d’horizon sur la situation internationale, où se manifestait la grande acuité de ses analyses. « Je me demande pourquoi je vous dis tout cela, s’étonna-t-il lui-même un jour. Peut-être parce que cela peut vous être utile. Mais au fond, il n’y a qu’une chose qui m’intéresse : c’est l’Algérie. »
Avant de quitter Alger, en juillet 2008, Bajolet, en bon diplomate, rédigea une note de réflexion à l’intention du Quai d’Orsay. Cette note tient à la fois du réquisitoire et de la plaidoirie. « L’Algérie, constatais-je, est comme frappée d’une sorte de malédiction : elle a tous les atouts pour réussir, dont certains, comme la richesse du sol, peuvent faire envie à ses voisins. Mais elle n’arrive pas à en tirer parti, car cette même richesse est gaspillée ou accaparée, quasiment depuis l’indépendance, par une nomenclature indéboulonnable et qui se renouvelle par cooptation, tandis que le peuple, habitué aux (très relatives) facilités de l’État providence et éloigné de la culture de l’effort qui permettrait au pays de décoller, n’attend lui-même que la distribution d’une partie de la manne, qu’on lui accorde chichement quand il le faut. »
En langage diplomatique, Bajolet traite les uns de prédateurs et les autres, le peuple, de fainéant et d’assisté. Ainsi, il met dos-à-dos les possédants et les possédés.
Pour la partie plaidoirie, il relève « des facteurs de vitalité et de renouvellement porteurs d’espoir », à commencer par la jeunesse. »
Loin d’être dur, le regard que jette Bernard Bajolet sur l’Algérie ressemble plutôt à celui d’un ami exigeant qui enrage de voir un pays et une jeunesse qui ont tout pour décoller. Et qui font tout pour patiner au sol. Quoique le patinage n’a jamais été le fort des Algériens. Mais là, c’est le patinage sur glace…
*Bernard Bajolet
Le soleil ne se lève plus à l’Est
Édition Plon
Prix : 21,90 euros