Le professeur en économie à l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou (UMMTO), Brahim Guendouzi, revient sur la montée en puissance des revendications sociales en Algérie. Il répond aussi au prince héritier de l’Arabie saoudite qui a dit que l’Algérie est un pays pétrolier non riche.
Depuis un mois, le front social est en ébullition. Comment analysez-vous les récents mouvements de protestations qui ont touché plusieurs secteurs ?
La morosité qui caractérise la situation économique du pays et ses conséquences immédiates sur le plan social a fait réagir une catégorie de travailleurs du fait non seulement de la détérioration du pouvoir d’achat et de l’existence de disparités salariales, mais également en raison des conditions de travail difficiles qu’ils ont eu à supporter particulièrement durant toute cette période de crise sanitaire.
Il est vrai que la pression que ne cessent de subir de nombreux salariés dans l’exercice de leurs fonctions et en l’absence d’une oreille attentive pour la prise en charge de leurs doléances font en sorte qu’ils réagissent de la sorte et cela reste compréhensible !
Qu’est- ce qui attend les Algériens en 2021 au plan économique ?
L’économie algérienne étant rentrée en récession depuis le second semestre de 2020 alors que l’évolution de la pandémie du Covid-19 reste encore incertaine, il est clair que les ménages ainsi que les entreprises vont subir des retombées contraignantes tant sur le plan des pertes d’emplois et donc de revenus, de hausse des prix ainsi que la chute du niveau de l’activité économique.
Même avec une part conséquente de l’ordre de 20 % du budget de fonctionnement, les transferts sociaux ne suffiront plus à atténuer les tensions sociales.
D’où la nécessité de réviser le système des subventions pour un meilleur ciblage et plus d’efficacité, avec cependant beaucoup de précaution pour éviter les effets pervers.
« Difficile de concrétiser un retour vers la croissance économique pour 2021 »
La hausse des prix des produits de consommation va-t-elle se poursuivre ?
Il porte à croire que le cycle inflationniste s’est installé dans la durée en Algérie. Tout d’abord, les entreprises sont confrontées à des surcoûts engendrés par la pandémie de Covid-19, qu’elles répercutent sur les prix de vente de leurs produits.
Ensuite, le poids de l’informel a fait en sorte qu’il existe une multitude d’intermédiaires qui parasitent le secteur de la distribution rendant la formation des prix opaque pour un grand nombre de produits dont particulièrement les denrées alimentaires.
La forte dépréciation de la monnaie nationale décidée par la Banque d’Algérie ces derniers mois va renchérir les produits importés aussi bien pour la consommation finale qu’en tant que inputs pour les entreprises.
Enfin, au niveau des chaînes d’approvisionnement à l’international, on assiste actuellement à un désajustement entre l’offre et la demande provoqué par la pandémie, et se traduisant par une hausse des prix d’un grand nombre de produits de base ainsi que les tarifs de transport maritime.
Enfin, sur le plan macroéconomique, l’Algérie a enregistré en 2020 une contraction de son PIB de l’ordre de -6,5 % alors que la masse monétaire a progressé de 7 %, se traduisant nécessairement par une poussée inflationniste.
Face à l’incertitude quant à l’évolution de la pandémie de la Covid-19, à quand un retour à la croissance économique ?
Les indicateurs économiques actuels laissent présager qu’il serait difficile de concrétiser un retour vers la croissance économique pour 2021 tant les multiples entraves liées à l’environnement économique et pour la relance de l’investissement productif, persistent encore.
Car en fin de compte, sans investissement, point de croissance économique. D’ores et déjà, certaines prévisions figurant dans la loi de finance 2021 sont largement dépassées.
Aussi, la crainte est que la récession économique fasse « boule de neige » à défaut de mesures énergiques pour la combattre, rendant encore plus complexe la résolution des difficultés économiques actuelles. Mais comme dit l’adage, à situation économique exceptionnelle, des mesures exceptionnelles !
« Disparités sociales inévitables »
Le taux d’inflation moyen annuel en Algérie a atteint 2,6 % à fin janvier 2021 contre 2,4 % en 2020. En 2019, le taux était de 2 %. Les prix ont considérablement augmenté ces derniers mois. Le taux d’inflation reste-t-il maîtrisé ?
Il faut rappeler à juste titre que la loi de finance 2021 prévoit un taux d’inflation de l’ordre de 4,5 %. Les éléments que nous venons de signaler plus haut laissent entendre que ce sera la réalité pour cette année.
Mis à part les produits dont les prix sont plafonnés par l’Etat et dont le contrôle reste strict sur le terrain, les autres prix sont libres. Sauf qu’en l’absence d’une concurrence saine, il reste difficile de cerner le processus de formation de ces prix depuis la sortie de chez les producteurs jusqu’au consommateur final.
Aussi, le calcul du taux d’inflation se fait par l’ONS à travers la détermination régulière de l’indice des prix à la consommation (IPC) à partir d’un panier de biens.
Comment améliorer le pouvoir d’achat ? Faut-il augmenter les salaires ou relancer l’économie ?
Dans chaque pays, c’est la croissance économique qui génère des revenus qui à leur tour engendrent la consommation. Avec une meilleure maîtrise du système des prix et grâce à des transferts sociaux en faveur des couches sociales fragiles, le pouvoir d’achat est en général sauvegardé pour la majorité des citoyens.
Cependant, en présence de dysfonctionnements dans l’économie, comme c’est le cas chez nous, il est toujours difficile de concilier productivité – salaire – prix et pouvoir d’achat. La présence de disparités sociales devient alors inévitable.
Selon vous, est-ce que ce sont les prix qui sont élevés ou plutôt les salaires qui sont bas ?
En principe, la corrélation salaires et niveau des prix doit être toujours présente au niveau d’une politique économique dès lors que l’on vise une plus grande cohésion sociale et une lutte contre les disparités aussi bien sociales que régionales.
Mais en l’absence d’une vision claire sur le processus de formation des revenus en général et des salaires en particulier, d’une part, et en présence d’un système de prix aussi disparate que le nôtre, d’autre part, il est clair qu’il serait difficile d’apporter une réponse aussi rationnelle que possible à la question posée !
« L’Algérie est relativement pauvre en matière de gouvernance »
Mohamed Ben Salmane, prince héritier de l’Arabie saoudite, a cité l’Algérie comme l’exemple d’un pays pétrolier qui n’est pas riche, autrement dit pauvre. Est-ce que c’est le cas ?
Depuis le premier choc pétrolier de 1973, on a pris l’habitude de distinguer les pays membres de l’Opep en deux catégories : les pays du Golf réputés riches parce qu’ils accumulent des pétrodollars qu’ils placent dans des banques occidentales, et ceux qui mènent des politiques de développement ambitieuses puis devenus endettés comme par exemple l’Irak, l’Algérie, le Venezuela ou encore l’Indonésie.
La comparaison imagée est restée. La Banque Mondiale a introduit une terminologie pour caractériser les pays en trois catégories : pays à revenu élevé dont fait partie l’Arabie saoudite, pays à revenu intermédiaire dont fait partie l’Algérie et pays à revenu faible qu’on appelle aussi pays les moins avancés (PMA).
Ceci dit, l’Algérie est un pays riche par son histoire, par ses ressources naturelles et l’étendue de son territoire, et surtout par sa ressource humaine. Elle est peut-être relativement pauvre en matière de gouvernance !
L’Algérie a-t-elle raté définitivement l’occasion de réformer en profondeur son économie quand le pétrole était cher ?
Les réformes économiques qu’on voulait mener au moment où les cours du pétrole brut étaient au plus haut, c’était pour améliorer le fonctionnement du système basé sur la rente pétrolière.
Il n’y avait pas la volonté d’opérer des changements radicaux dans la gouvernance économique. Aussi, on ne pouvait pas aller au-delà par crainte de rupture des équilibres fragiles tissés depuis longtemps.
Une autre occasion peut-elle se présenter ?
Aujourd’hui, l’occasion se présente pour opérer des réformes économiques de rupture afin de changer de paradigme économique.
Il est impératif d’aller vers un nouveau modèle de croissance économique qui ne relèvera plus de la rente pétrolière, mais plutôt sera basé sur la densification du tissu économique et l’investissement productif, la diversification des exportations, l’amélioration du niveau de productivité et de compétitivité, l’innovation et les nouvelles technologies, etc.
La vision est sur le long terme, soit l’horizon 2040, avec des enjeux essentiels pour l’économie algérienne en termes de démographie, de sécurité alimentaire et de sécurité énergétique ainsi que l’insertion dans l’économie 4.0 qui s’impose dans le monde.
Des réformes sont-elles possibles quand les caisses sont vides ?
Il suffit qu’il y ait la volonté ferme de le faire et surtout de fédérer l’ensemble des forces politiques et sociales autour du projet. L’Algérie dispose de ressources économiques appréciables qu’elle saura valoriser dans le sens d’une démarche de reconstruction économique rénovée portée sur l’avenir et le bien-être de sa population.