L’Algérie vit l’une des plus graves crises de son histoire. Près de deux mois après le début des manifestations populaires, aucune solution ne pointe à l’horizon.
Le départ de Bouteflika, après deux décennies au pouvoir, s’est avéré insuffisant. Il ressemble à un arrangement entre amis au sein du régime : « sacrifier » un président malade pour garder le pouvoir.
La situation se présente aujourd’hui comme un double dilemme et pour le peuple et pour l’armée qui s’est retrouvée au centre du jeu politique, du moins au-devant de la scène. Le premier veut décider lui-même de son destin mais refuse d’aller vers le vote avec des institutions et des hommes qu’il juge non crédibles. La seconde n’arrive pas à concilier son souci d’être à côté du peuple et l’impératif de s’en tenir à ses attributions constitutionnelles.
L’Algérie n’a pas encore entamé sa mue qu’elle est déjà confrontée à l’héritage du long règne de Bouteflika. Un héritage pour le moins empoisonné. Car si l’issue à la crise se présente aujourd’hui comme compliquée et lointaine, c’est en grande partie à cause des décisions que l’ancien président a prises ou refusé de prendre notamment dans les dernières semaines de son mandat.
Le principal, sinon le seul point de discorde entre la rue et l’armée porte sur la gestion de la transition. Le peuple ne fait pas confiance aux « trois B », des personnages hérités de Bouteflika qui nommait suivant le critère unique de la fidélité, et l’armée a les mains liées par la constitution qui dispose clairement qui fera quoi dans pareille situation. Ahmed Gaïd Salah, le chef d’état-major qui a joué un rôle clé dans le départ de Bouteflika, a dû avaliser la nomination de Abdelkader Bensalah comme président intérimaire.
Le Premier ministre Noureddine Bedoui sera aussi en poste pendant trois mois et Tayeb Belaïz, le président du Conseil constitutionnel qui est resté fidèle à Bouteflika jusqu’au bout refusant même de répondre aux injonctions du commandement de l’armée, sera encore là pour faire la pluie et le beau temps lors du scrutin présidentiel annoncé, s’il a lieu bien sûr. Tout le monde le sait : la fraude n’a pas forcément lieu dans les bureaux de vote ; elle se fait justement au niveau du Conseil constitutionnel.
Pendant ses vingt ans au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika a fait du jeu politique un échiquier où chaque pièce bougée l’est en fonction de la même stratégie visant à protéger le roi. Dans la police, la justice, l’administration, les médias, et même dans la sphère économique, le souci d’éviter les surprises a toujours prévalu dans les nominations. Aussi, la préférence de l’ancien président pour les cadres issus comme lui de Tlemcen ne relève peut-être pas totalement d’un régionalisme primaire, mais aussi du souci de se faire entourer de gens de confiance.
Les « trois B » que la rue vilipende aujourd’hui, ne sont que l’arbre qui cache la forêt. Des fidèles de l’ancien président sont partout, à tous les niveaux et Ahmed Gaïd-Salah a fait comme un aveu d’impuissance dans son dernier discours du 10 avril en évoquant des « slogans irréalisables visant à mener le pays vers un vide constitutionnel et détruire les institutions de l’Etat ». Entre les lignes, le chef de l’armée a peut-être tenté d’expliquer que chasser tous ceux que Bouteflika a nommés, c’est vider toutes les institutions d’un trait. Tout ce qu’il peut garantir, c’est d’ouvrir les dossiers de corruption, même ceux qu’on croyait clos, et de poursuivre la « bande », soit le cercle immédiat de l’ancien chef de l’Etat fait d’oligarques et d’opportunistes.
Pour le reste, même si l’Algérie réussit sa révolution, elle devra, pendant de longues années, faire avec le lourd héritage des vingt ans de gestion d’Abdelaziz Bouteflika. Un héritage qui ne se limite pas aux hommes, mais qui concerne aussi les textes, la Constitution en premier. La loi fondamentale est taillée pour faire en sorte que le président soit le seul maître de son destin.
Les concepteurs de la révision de 2016 avaient par exemple fait de l’article 102, qui prévoit l’empêchement du chef de l’Etat pour raison médicale, une clause inapplicable en faisant du Conseil constitutionnel la seule instance qui peut déclencher la procédure de sa mise en œuvre. Si l’armée et le peuple sont aujourd’hui pris dans le piège de la Constitution, il est possible que des stratèges d’un autre genre l’aient voulu.