Politique

« L’Algérie ne peut pas être considérée comme une démocratie »

L’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA), organisation basée en Suède, a publié cette semaine un rapport sur « l’état de la démocratie dans le monde ». TSA s’est entretenu avec Annika Silva-Leander, directrice de l’équipe ayant élaboré le rapport, et Adebayo Olukoshi, directeur en charge de l’Afrique à IDEA, afin de lever le voile sur la situation de la démocratie en Algérie dans un contexte de mouvement de contestation populaire qui dure depuis plusieurs mois.

Comment définissez-vous une démocratie ?

Annika Silva-Leander : Nous définissons une démocratie sur la base de deux grands principes qui sont le contrôle populaire sur le processus décisionnel public et l’égalité politique dans l’exercice de ce contrôle. Sur la base de ces deux principes généraux sur la démocratie, nous avons défini cinq éléments que nous pensons être essentiels pour une démocratie saine.

Ces éléments sont un « gouvernement représentatif », élu démocratiquement par la population ; les « droits fondamentaux », comprenant par exemple les libertés civiles et les droits sociaux et l’égalité, y compris l’égalité des sexes ; les « contrôles du Parlement », à la fois formels tels que l’indépendance réelle du parlement et du pouvoir judiciaire ainsi que des contrôles informels par le biais des médias ; une « administration impartiale » qui inclut l’absence de corruption ; et enfin le cinquième élément concerne la « participation des citoyens » par le biais de la société civile et des organisations ainsi qu’à travers des élections.

Nous avons assigné des scores de performance à chacun de ces cinq aspects qui nous ont permis de définir différent types de régimes : les démocraties, les régimes hybrides et les non-démocraties.

Sur la base de ces éléments, l’Algérie peut-elle être définie comme étant une démocratie ?

Annika Silva-Leander : Jusqu’à la fin de l’année 2018, l’Algérie était classée dans notre rapport comme étant un régime hybride. Elle est classée comme tel depuis 1995.

Qu’est-ce qui fait de l’Algérie un régime hybride ?

Annika Silva-Leander : Un régime hybride est un régime qui n’est pas considéré comme totalement démocratique, et le principal critère que nous utilisons est de savoir si le pays organise des élections un minimum compétitives. Dans notre classement, nous ne considérons pas des pays tels que l’Algérie comme des démocraties, mais nous avons cette catégorie intermédiaire car souvent de tels régimes adoptent certains mécanismes qui semblent être démocratiques en surface mais où une compétition réelle et authentique n’est pas permise.

Adebayo Olukoshi : Dans la majorité des pays africains, y compris l’Algérie, quelqu’un peut présenter l’argument que le pays dispose de toutes les caractéristiques d’une démocratie, y compris des élections organisées de manière périodique. Mais dès qu’on commence à décortiquer le processus, on réalise qu’il y a également un éventail complexe d’éléments largement anticoncurrentiels et antidémocratiques qui sont intégrés dans le système. Donc des élections peuvent être organisées de manière routinière avec un semblant de compétitivité, mais l’accès par l’opposition à tout ce qui peut lui permettre de faire face à une concurrence loyale contre le parti au pouvoir se trouve totalement absent.

Quels sont ces éléments absents qui rendraient la compétition plus loyale ?

Adebayo Olukoshi : Le monopole des médias officiels, par exemple. Des règles qui désavantagent la capacité des partis d’opposition à s’organiser et faire campagne de manière efficace. L’usage des appareils de l’Etat pour restreindre l’opposition, etc.

Dans le contexte de l’Algérie, on observe que certaines de ces caractéristiques sont présentes depuis une très longue période avec le monopole dont le FLN a bénéficié et que l’unique compétition dans la politique algérienne avant les récentes manifestations de masse était une opposition entre les factions du pouvoir et non entre le pouvoir et l’opposition.

Un régime hybride est donc un régime qui crée l’illusion de démocratie sans pour autant en être une ?

Adebayo Olukoshi : C’est un peu plus qu’une illusion dans la mesure où vous pouvez aussi avoir dans un régime hybride la possibilité pour certaines voix d’opposition de gagner des positions dans les élections municipales ou législatives, mais pas dans une magnitude qui serait le résultat d’une concurrence loyale qui pourrait menacer l’oligarchie au pouvoir. Il est possible pour ce système d’autoriser une ouverture sélective permettant à quelques voix de l’opposition de s’exprimer et à des médias indépendants d’exister tout en étant prêts à resserrer l’étau et à les contrôler si nécessaire.

Mais ces régimes ne sont pas allés jusqu’au bout en termes de réforme du système pour le rendre ouvert et compétitif dans le sens où l’on définit une démocratie, y compris l’égalité dans l’exercice du pouvoir par les citoyens de choisir et changer les dirigeants. Il faut également garder à l’esprit qu’il y a des pays qui sont pires que le régime hybride et qui n’ont aucune prétention démocratique, comme en Corée du Nord par exemple.

Quelles sont les faiblesses les plus criantes notées dans l’évaluation de la démocratie en Algérie ?

Annika Silva-Leander : Certainement la nature véritablement compétitive des élections. Des élections ont lieu mais une réelle concurrence pour le pouvoir et l’accès au pouvoir n’ont pas été équitables jusqu’à présent et on assiste à un monopole sur le pouvoir depuis plus de vingt ans.

L’indépendance de la justice est également quelque chose qui doit être renforcée. Une base juridique plus solide et une constitution réformée qui établit de manière formelle un régime démocratique en tant que forme de gouvernement pour l’Algérie serait également une étape importante pour renforcer la base démocratique du pays.

Des garanties intégrales pour les libertés civiles, y compris la liberté d’association et de réunion, la liberté de manifester et la liberté d’expression sans arrestations arbitraires sont également essentielles. Je crois comprendre que cela fait partie des revendications formulées par les manifestants durant les derniers mois.

Est-il envisageable pour une démocratie de voir l’armée occuper un rôle central sur la scène politique d’un pays ?

Adebayo Olukoshi : Dans la plupart des démocraties que nous connaissons à travers le monde, le contrôle effectif du civil sur le militaire est un attribut clé. Cela n’a pas été le cas en Algérie pour des raisons historiques comme dans plusieurs autres pays ayant connu des mouvements de libération sur le continent africain, où les leaders du mouvement de libération se sont transformés en un véritable bloc de pouvoir, exerçant parfois le veto en coulisses ou parfois s’affichant ouvertement pour exercer le pouvoir ou le contrôle sur le civil.

Annika Silva-Leander : Si nous mettons les choses en perspective comparative, nous ne voyons pas le défi de la domination du militaire sur le civil uniquement en Afrique. Nous le voyons également dans d’autres régions et pays comme le Pakistan, le Bangladesh ou la Thaïlande, ce qui a vu naître dans les milieux académiques la notion de « démocratie tutélaire » dans laquelle on autorise des élections relativement compétitives tout en continuant à fournir un espace de grande influence pour l’armée dans les affaires politiques.

Adebayo Olukoshi : Si vous comparez les expériences de l’Inde et du Pakistan, vous verrez que ce sont deux évolutions complètement différentes. L’armée indienne a compris dès 1947 qu’elle devait prendre du recul dans les affaires politiques du pays pour se concentrer sur la sécurité tandis qu’au Pakistan, elle a pris le rôle de garde prétorienne, se réservant le droit d’adouber ou congédier des gouvernements, par le passé à travers des coups d’Etat et plus récemment en montrant publiquement ses muscles.

Dans le cas de l’Algérie, l’annulation des élections au début des années 1990 a souligné le rôle de l’armée comme faiseur de roi dans le système politique. Cela permet-il au système politique de mûrir ? Pour moi non, car dans les faits à chaque fois qu’il y a des désaccords ou conflits au sein du système politique – ce qui est inévitable, tout système politique est dynamisé par des degrés de désaccords et conflits -, l’armée intervient pour soutenir un camp plutôt que l’autre. Avec pour conséquence d’entraver et faire reculer la marche du pays vers la maturité au sein de son système démocratique.

Comment les récents mouvements de protestation en Algérie et à travers le monde contribuent-ils à la quête de démocratie ?

Annika Silva-Leander : Ces manifestations massives que nous voyons à travers le monde sont un signal sain que les peuples veulent la démocratie dans des contextes non-démocratiques et qu’ils veulent une meilleure démocratie dans les pays qui sont déjà démocratiques. Ceci est quelque chose de très positif qui devrait mener les pays vers la démocratie sans pour autant devenir complaisant lorsqu’ils y parviennent, en améliorant constamment le fonctionnement de la démocratie et en assurant un mieux-être pour les citoyens.

Certes cela peut créer de l’instabilité, en particulier quand il y a des manifestations populaires massives comme en Algérie, mais dans l’ensemble c’est un signe positif que les gens sortent dans les rues exprimer leurs opinions sans peur d’être réprimés pour revendiquer à leurs gouvernements la démocratie ou une meilleure démocratie.

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