Akli Moussouni, expert senior en politique agricole au sein du Cabinet des experts (CIExpert), décortique dans cet entretien l’état des lieux de la filière céréaliculture en Algérie, en pointant les insuffisances et en proposant des pistes pour faire redécoller une filière tournée vers l’importation.
« Les tarifs actuels destinés à l’achat des céréales auprès des agriculteurs, comparés à ce que dépense l’État pour en importer de l’étranger, sont inéquitables », a déclaré le Premier ministre, Aimene Benabderrahmane, lors des débats à l’APN sur le projet de Loi de finances 2022. Quelle est votre analyse ?
Au contraire, au tout début de la mise en place du Programme national du développement de l’agriculture (PNDA), le prix du blé administré en Algérie a été 3 fois plus cher que sur le marché international, 2 fois plus cher durant la décennie 2010.
Ce n’est qu’à partir de 2020 que la dégringolade du Dinar algérien s’est conjuguée à l’inflation du cours des céréales sur le marché international, que les 4000 DA /quintal pour le blé dur correspondent au cours sur les marchés extérieurs actuellement de 285 euros la tonne, soit approximativement : 4500 Da / quintal contre 4000 DA payé à l’agriculteur.
L’idée d’augmenter ces prix en faveur des producteurs s’inscrit comme toutes les mesures prises dans le secteur agricole comme aides de l’État qui ne peuvent être considérées comme étant des subventionnement puisque attribuées sans objectif économique, car il ne peut y avoir aucune relation entre l’augmentation des prix payés aux agriculteurs et l’augmentation de leurs rendements durablement qui, elle, obéit à plusieurs critères techniques dont les agriculteurs ne peuvent en maîtriser aucun, compte tenu d’un contexte dépourvu de tous les paramètres de gestion d’un secteur économique.
L’Algérie a importé du blé à partir de la Lituanie qui représente 1 % de sa superficie. Le Premier ministre s’est interrogé « Pourquoi en est-on arrivé là ? ». Trouvez-vous cela choquant vous aussi ?
La réponse à ces interrogations ne peut parvenir qu’à travers une expertise du contexte dans lequel a évolué l’agriculture algérienne.
Devant une situation des plus dégradantes que traverse le pays sur le plan économique en général et de la sécurité alimentaire en particulier, la redynamisation par les pouvoirs publics des dispositifs qui ont montré largement leurs limites ne fera que compliquer une situation déjà explosive.
Ils doivent procéder dans les meilleurs délais à la mise en place d’une nouvelle politique agricole de valorisation du potentiel national à travers des mécanismes appropriés qui s’inscrivent exclusivement dans la logique de l’économie universelle, unique solution pour faire sortir le pays de cette impasse.
Comme pour toutes les filières, celle des céréales ne peut faire exception dans un contexte où l’interdépendance entre filières d’un même secteur économique et entre secteurs est régie par les mêmes dispositifs élaborés autour de l’agriculteur, non pas autour du produit.
C’est d’ailleurs la défaillance principale de l’agriculture algérienne, qui fait que le concept de « filière » en Algérie n’en est rien en réalité. Techniquement l’agriculture algérienne n’a pas évolué sachant que les instituts techniques mis en place pour accompagner ce secteur ne sont en fait que des administrations composées d’universitaires qui fonctionnent en vase clos, attendant d’hypothétiques demandes d’interventions des fellahs qui, sous la pression de l’anarchie, se débrouillent chacun à sa façon pour choisir son activité de l’heure, s’acheter les intrants, cultiver ses cultures et mettre en marche ses produits.
Il n’y a donc pas lieu de « filière » en Algérie, dont la conception « désigne couramment l’ensemble des activités complémentaires qui concourent, d’amont en aval, à la réalisation d’un produit fini » selon sa définition. Ce qui n’est absolument pas le cas chez nous.
L’Algérie importe l’essentiel de ses besoins à coup de milliards de dollars par an. Quel est le coût de cette facture ?
S’agissant du blé tendre, qui représente l’essentiel de la facture des importations de céréales à raison de 5 millions à 10 millions de tonnes selon les années, depuis 2020 elle frôle actuellement les 3 milliards de dollars ; une facture qui, avec l’inflation du cours du blé sur la marché mondial, risque de dépasser les 3,5 milliards de dollars en 2022, compte tenu de plusieurs facteurs internes dont l’augmentation de la demande sur le marché national, le caractère pluvial et traditionnel de la culture des céréales et la faiblesse de l’engraissement du sol , le morcellement des terres, l’irrigation avec de l’eau saumâtre…etc.
Soit un ensemble de contraintes qui ne permettront pas à cette filière d’évoluer à des niveaux de production importants. Les quelques performances constatées çà et là avec des productions de 40 à 60 quintaux par hectare (qx /ha) sont des cas exceptionnels qui d’ailleurs ne s’inscrivent pas dans la durabilité.
Que faut-il faire pour arriver à redresser la filière ?
La pleine implication de l’agriculture dans la diversification de l’économie est possible. Mais elle ne peut être réussie qu’après la reconstruction totale de ce secteur comme indiqué précédemment, dans un délai raisonnable, à condition de réunir tous les ingrédients pour mener à bien cette entreprise.
Ce n’est donc qu’à partir d’une campagne d’identification précise de tous les territoires exploitables, de tous les intervenants à réorganiser, de tout le potentiel hydrique et de tous les moyens matériels et immatériels à redéployer, qu’il serait possible d’envisager des pistes sérieuses qui puissent servir de feuille de route. « Qui veut aller loin, ménage sa monture », dit l’adage.
Une autosuffisance alimentaire est-elle possible en Algérie ?
Pour l’autosuffisance alimentaire du pays, au regard du physique des territoires diversifiés dont il dispose, il est aisé de se projeter dans un proche avenir où les contraintes de la dépendance alimentaire de l’importation peuvent être réduites seulement aux produits que notre contexte naturel ne peut générer.
Toutefois, il y a beaucoup à faire pour y arriver. À commencer par reconnaître qu’on fait fausse route dans ce qu’on appelle « la feuille de route » sur laquelle le gouvernement a misé pour sortir de la crise.
Or, techniquement la problématique de l’agriculture algérienne est multidimensionnelle. Ni les besoins de l’alimentation du pays n’ont été identifiés par rapport à une nourriture diversifiée en l’absence de politique de nutrition, ni la vocation des territoires n’est protégée sur laquelle édifier des stratégies de développement de ces derniers, ni l’organisation de la profession autour des productions n’a été engagée, ni les potentialités hydriques ne sont protégées par rapport à une exploitation anarchique, à travers des forages équipés au gré du hasard et des techniques d’irrigation archaïques ; ni par rapport à la protection du foncier soumis à un morcellement en exploitations de plus en plus minuscules et qui n’autorisent pas l’introduction des grandes cultures et des grands élevages et les technologies et techniques modernes de production…etc.
À titre de comparaison avec d’autres nations, la surface moyenne d’une propriété agricole aux USA est de 170 ha, en Europe 13 ha, tandis qu’en Algérie elle ne dépasse guère quelques hectares. Et ce même en incluant les ex-domaines autogérés dispatchés eux aussi en milliers d’EAI (Exploitations agricoles individuelles) et EAC (Exploitations agricoles communes), officiellement dans l’indivision, mais en réalité morcelés à leur tour à travers le phénomène d’héritage.
Ce qui reste du patrimoine de l’État a été érigé en « fermes pilotes », qui non seulement ne pilotent rien, mais sont soumises à une gestion administrative avec l’incapacité de les rentabiliser à tel point que la plupart d’entre elles ne sont pas capables de couvrir leurs propres dépenses.