Mansour Kedidir est politologue. Dans cet entretien, il revient sur l’appel de la main tendue du président Tebboune et les conditions de sa réussite, la situation des détenus du hirak, le contexte politique que traverse l’Algérie…
Le président Tebboune a lancé en mai dernier l’initiative de rassemblement dite de la main tendue. Que retenez-vous de cette initiative ?
L’idée est noble. Qui peut bien rejeter l’instauration d’une nouvelle ère de démocratie et de paix ? Tout pouvoir a besoin de la confiance de ses citoyens pour qu’ils adhèrent à sa politique.
Le recours à la pensée unique avec ses masques variés, la violence quelles que soient ses formes et les manifestations de la démesure ne peuvent qu’isoler les pouvoirs publics et les envelopper d’autosatisfaction loin des réalités d’une société dont les profondeurs sont traversées par une activité tellurique intense.
Dès lors, l’appel de la main tendue, dans son principe, nous semble répondre aux angoisses d’une population, livrée à elle-même devant le risque de la précarité, tandis qu’une classe politique, égarée, a failli dans son rôle d’intermédiation.
Et si cet appel découle d’une prise de conscience de tous les enjeux qui taraudent le destin d’une nation menacée même dans ses fondements, cette initiative ne doit plus rester au stade de balbutiements, mais devrait s’inscrire dans une démarche de réconciliation nationale.
Éloignée de tout calcul politique ou de contingences mercantiles dictant le recours à un lifting, l’approche de cette réconciliation pose la question d’un processus dont les intentions doivent être dévoilées à l’opinion publique.
Ces intentions, une simple feuille de route, ne mentionnant, au départ, aucune condition ni imposition d’une voie à suivre, peuvent enclencher un débat national inclusif à tous les échelons.
D’évidence, cela commande une stratégie dont l’élaboration et la mise en œuvre doivent prendre en considération le facteur temps et la complexité de la contestation politique et sociale.
L’initiative a suscité des réserves chez une partie de la classe politique. La SG du Parti des travailleurs (PT), Louisa Hanoune, a par exemple demandé des garanties pour envisager une participation à cette initiative de dialogue politique. Le diplomate Abdelaziz Rahabi a estimé qu’il était nécessaire de réunir certaines conditions politiques. Quelles devraient-elles être ?
Il convient de souligner que ce sont les deux seules personnalités qui ont émis des réserves. Le reste de la classe politique a applaudi sans connaître les aboutissants de l’appel.
Ce constat révèle combien la servilité a asséché le champ politique. Pour revenir aux deux voix qui se sont exprimées, leurs réserves sont légitimes à plus d’un titre.
Celles de Louisa Hanoune, secrétaire générale du PT, posent un problème fondamental concernant la démarche globale de l’initiative du dialogue politique ainsi que ses conditions et ses perspectives.
Cela demande une clarification des motivations d’un tel dialogue, l’identification des acteurs concernés et les thèmes à débattre. Sur un autre plan, le souci de Louisa Hanoune, nous semble, est celui d’interpeller les autorités sur la pertinence de l’appel de la main tendue qui n’est soutenue par aucun discours politique solennel.
Autrement dit, quelle valeur accorder à un communiqué lapidaire de l’APS, nonobstant les personnalités reçues qui, d’ailleurs, étaient dans l’incapacité de s’exprimer sur le sujet, répétant les mêmes propos, l’un comme l’autre.
Cette situation révèle la perplexité dont se trouvent la secrétaire générale du PT et quelques chefs de partis devant l’initiative annoncée. Pour les réserves de M. Abdelaziz Rahabi, elles ont porté plus sur des préalables.
Dans ce cadre, la libération des détenus d’opinion et de l’espace médiatique paraissent deux conditions pour réussir une dynamique de dialogue politique. Un certain nombre de détenus de cette catégorie a déjà bénéficié de la grâce présidentielle du 5 juillet.
Le fait que certains détenus ont été élargis et non la totalité dépend plus de l’état de la procédure judiciaire de leurs dossiers que des dispositions de la grâce présidentielle.
Pour cette raison, il nous semble, d’après la presse, qu’un texte portant mesures de clémence et de concorde est en voie de préparation pour en faire bénéficier ceux que la grâce n’a pas touchés et pas uniquement.
Nous pensons, dans ce cadre, qu’un tel texte dont les effets seraient plus vastes aurait une visée stratégique pour ressouder le tissu social dans une perspective de refondation de la démocratie.
Comment qualifieriez-vous le contexte politique actuel en Algérie ?
Peut-être que le contexte politique actuel que traverse l’Algérie est l’un des plus dangereux au sens où la plaque dans laquelle se situe le pays est en pleine activité.
Au plan régional, nos relations avec les voisins sont tendues à des degrés différents. Avec le Maroc, le climat électrique qui règne, peut être le déclencheur d’un conflit dévastateur pour les deux pays.
Pour la Tunisie, les rapports ne sont pas assez établis pour résister aux soubresauts des politiques internes et aux influences externes. La Libye, pays déchiré, demeurera encore un champ de prédilection à la circulation des djihadistes qui, profitant de la dissémination des armes, pourraient atteindre le territoire national.
Quant aux pays du Sahel, le risque de l’embrasement du sud de l’Algérie est devenu un facteur probant devant la compétition géopolitique entre les puissances occidentales et la Russie ainsi que l’instrumentalisation de tous les acteurs y compris les islamistes. L’attaque du convoi civil à Gao en est une preuve du péril djihadiste et de l’instabilité de la région.
Sur le plan interne, la situation économique et sociale n’est pas reluisante. Bien que le pays ait la capacité d’assurer la sécurité alimentaire de la population, la croissance économique trébuche.
À la faveur de la flambée des prix des hydrocarbures, les autorités gagneraient à saisir cette opportunité pour élaborer une politique de développement rompant avec les réflexes de l’État rentier.
Néanmoins, avec la persistance des pratiques autarciques d’un autre âge, l’économie pourrait connaître une grave récession avec une volatilité certaine des prix de pétrole et de gaz et la flambée des biens d’équipement.
Manifestement, ce contexte porteur de tous les dangers est aggravé par la guerre d’Ukraine où la diplomatie algérienne peine à assurer un jeu d’équilibre et de neutralité.
Les mesures de grâce annoncées par le président de la République ont suscité des espoirs de voir les détenus du hirak libérés. Cette perspective est-elle possible, selon vous ?
Il est vrai que l’opinion publique nourrissait de grands espoirs dans la grâce présidentielle pour la libération des détenus du hirak.
Selon les données annoncées par la presse nationale, une quarantaine de détenus d’opinion en a bénéficié. Pour asseoir notre avis, une remarque s’impose. En premier lieu, le recours à la grâce, prérogative présidentielle, a toujours servi pour soulager les prisons.
Prendre cette mesure au lendemain de la commémoration du 60e anniversaire de l’indépendance nationale, uniquement en faveur des détenus du hirak produirait de mauvais effets, non seulement pour le pouvoir, mais aussi pour les détenus d’opinion et leurs familles.
En outre, il faut prendre en ligne de compte que la grâce ne concerne que le détenu condamné définitivement. En deuxième lieu, penser un autre texte qui inclurait uniquement les détenus d’opinion signifie que les autorités reconnaissent le caractère politique de l’infraction dont étaient poursuivis les hirakistes.
En tout état de cause, le recours à la grâce et la manière dont elle est rédigée depuis des décennies nous interroge sur l’inefficacité de la politique pénale et son inadaptation au sens où le recours à l’emprisonnement est devenu la règle sans égards au principe de liberté et les charges qui en découlent de la détention sur le budget de l’État.
Dans un entretien à TSA, le président de Jil Jadid, Sofiane Djilali, a déclaré que « la cohésion du pays a été mise à mal ces dernières années ». Comment faire en sorte de la ressusciter ?
Affirmer que la cohésion nationale a été mise à mal ces dernières années est un raccourci. Pour situer les atteintes à la cohésion nationale, il faut remonter au début des années 1990.
Le terrorisme islamiste a été la grande menace qui pesait sur la sécurité nationale. Et si les années de terrorisme restent encore gravées dans les mémoires individuelles et la mémoire collective, c’est pour dire que les traumatismes avaient laissé des séquelles sur la cohésion nationale.
Les mesures de clémence, de concorde civile, puis de réconciliation nationale, auraient pu ressouder le tissu social si elles avaient été suivies d’un débat national dont les effets auraient été, sans aucun doute, cathartiques.
Par un jeu politique, on a ignoré l’implication du citoyen et on a préféré acheter la paix sociale par la distribution de la rente. Aussitôt que cette dernière s’est raréfiée, la contestation sociale explosa et la cohésion nationale fut de nouveau éprouvée.
En d’autres termes, encaissant des chocs et des contrecoups incessants depuis trois décennies, les pouvoirs publics, tantôt bernés par des embellies financières du moment, tantôt se prêtant à des guerres de survie politique lors des conjonctures difficiles, avaient ignoré les convulsions sociales.
Remonter, sans passion ni nostalgie, aux échecs politiques et économiques et prendre conscience que nous vivons dans un temps mondial où le cri d’un citoyen dans un village enfoui dans le désert peut être entendu à l’autre bout de la planète, à la vitesse lumière, devait amener les détenteurs du pouvoir à considérer l’appel de la main tendue comme un événement historique majeur, salvateur pour l’unité du pays et sa sécurité.
Rien ne vaut, dans ce cadre, la sincérité dans la démarche, une conviction politique partagée, et le respect des aspirations légitimes du citoyen.