Culture, Médias, Technologies

L’Algérien à qui de Gaulle proposa d’être ministre d’État

Chronique livresque. Ce n’est qu’une fois la dernière page tournée qu’on comprend le titre de l’ouvrage du défunt Abderrahmane Fares : « La cruelle vérité »*.

Que comprend-on ? Toute la suite, de 1962 à nos jours. Que la valeur du travail n’a jamais été prise en compte, ni le militantisme, ni la compétence, ni l’instruction, ni l’expérience, ni le savoir, ni l’intégrité, ni la franchise, ni la courtoisie, ni l’urbanité, ni…ni… Seule la force primait. Au lieu d’instaurer la culture du mérite, les dirigeants de l’époque ont instauré la culture de la force.

En nous racontant sa vie de combat et de sacrifice durant la Guerre de libération payés par la prison et le rejet sous le soleil de l’indépendance, cet homme à qui de Gaulle a proposé le poste de ministre d’État nous raconte la cruauté des hommes de pouvoir qui n’étaient pas outillés sur le plan intellectuel pour mettre l’Algérie sur la voie de la démocratie et de la modernité et l’écrasement de l’élite, capable, elle, de diriger le pays, accusée souvent à tort de connivence avec le colonisateur.

Dans cette lutte où tous les coups sont permis, ceux qui frappent bas sans scrupule sont toujours les gagnants. Regardons le pedigree de la dirigeante algérienne post-indépendance : Ben Bella, Boumediène, Chadli ? Peu d’instruction, peu de culture, peu de scrupules aussi. Ferhat Abbes, Ait Ahmed, Abderrahmane Fares, Saad Dahleb, Benkhedda : beaucoup d’instruction, beaucoup de culture, beaucoup de scrupules, tout ce qui fait, en Algérie, un loser. C’est cette histoire que nous raconte dans un style superbe, non dénué d’humour et d’amour pour le genre humain, Fares dans son tonique et caustique ouvrage.

Rencontre avec Mitterrand, Edgar Faure, Yacef Saadi et Ali la Pointe

Faisons le grand saut sur les années antérieures au déclenchement de la guerre quand ce natif d’Akbou en 1911 était notaire à Berrouaghia, Collo et Koléa après avoir été huissier à Sétif et greffier à Sebdou. Passons aussi sur son siège au Conseil général d’Alger puis de député dès 1946 à l’Assemblée algérienne. C’est qu’entre-temps, l’homme a pris de la bouteille : il est devenu l’autorité incontestée, l’expert, dirait-on aujourd’hui, en finance. Le premier musulman en fait qui s’est fait une réputation dans une spécialité chasse gardée des Français.

Quand le 1er novembre sonnera, il est à Chicago. C’est en lisant le journal Le Monde qu’il apprendra cet évènement historique. Dès son retour, il fit une visite à Mitterrand, ministre de l’Intérieur du gouvernement Mendes France. Quel algérien pouvait voir sans problèmes Mitterrand ? Lui, Abderrahmane Fares. Mitterrand l’informe sur ce qui s’était passé en précisant que ce n’était qu’une flambée terroriste. Fares nous confie qu’il s’était permis, comme il l’avait fait avec le gouverneur général Léonard, d’attirer son attention sur les résultats de la politique suivie, l’immobilisme étant, pour lui l’une des causes de ces événements.

Devant la dégradation de la situation sécuritaire, la montée de la haine des extras et la persistance de l’immobilisme politique, il fit une déclaration à la radio appelant au calme les populations. Puis, il alla voir, comme s’il allait voir son voisin de palier… le président Edgar Faure lui-même. Ah, on allait oublier qu’un avion militaire fut mis à sa disposition.  Incroyable ? Mais vrai.

La suite est du même tonneau. Il fut reçu dans le domicile privé du président français. Autour d’un repas, il informa le responsable français sur le fait que la situation algérienne était différente de celle décrite dans les rapports qu’il recevait. Il lui ajouta, en substance, qu’après l’octroi de l’autonomie à la Tunisie et « l’indépendance dans l’interdépendance au Maroc, l’Algérie ne pouvait rester en dehors du contexte nord-africain ». Admirable démarche d’un politique qui avait accès directement au pouvoir colonial comme aucun autre avant lui et après lui. Se faisant Cassandre, il prophétisera avec lyrisme que la route de l’indépendance de l’Algérie sera parsemée de sang, de larmes et de deuils. Aucune réponse convaincante de Faure.

À son retour à Alger, Boutaleb, un authentique patriote et l’un de ses plus proches amis, lui présente Ali la pointe et Yacef Saadi, responsables de la Zone autonome du grand Alger. Ils lui dirent qu’à la suite de sa déclaration à la radio sur l’intégration, les militants ont repéré son domicile au Bd Saint-Saëns ainsi que le numéro de la plaque minéralogique de sa voiture. Manière de lui signifier qu’il était dans leur viseur.  Nullement démonté, il leur expliqua posément : « Promouvoir l’intégration revenait à obliger le gouvernement à prendre ses responsabilités en décidant une autre politique qui ne pouvait être que l’indépendance à la suite des solutions adoptées pour le Maroc et la Tunisie. »

Après ces précisions, Ali la Pointe et Yacef Saadi lui répondirent : « Continuez votre action, l’essentiel pour nous c’est qu’un dialogue loyal puisse s’engager entre le gouvernement français et nos dirigeants. » Les maquisards de l’intérieur auraient rugi de colère et d’indignation tant ils tenaient pour traître tout civil ou politique qui négociait avec l’ennemi. Lire à ce propos les mémoires de l’ex-colonel Ali Kafi, patron de la wilaya II, qu’on présentera dans une prochaine chronique.

Inlassable négociateur, il se retrouve quelque temps plus tard à Paris pour rencontrer Guy Mollet, le nouveau chef du gouvernement français qu’il connaissait bien, par ailleurs. Mollet l’ayant informé qu’il allait prendre langue avec des partis algériens, Fares le mis en garde : « Mon devoir est de vous dire qu’il n’y a plus de tendances, même plus celle de Messali Hadj à laquelle vous pensez. La seule tendance qui a su regrouper les Algériens est le FLN. Réfléchissez bien avant de prendre vos décisions. » Cela ressemble à s’y méprendre à une leçon.

Rencontre avec Abane Ramdane et Ben M’hidi : pas d’agenouillement !

Parfaitement intégré dans la bonne société algéroise, celle des colons comme celle des autochtones, le prospère notaire de la rue de la Liberté naviguait avec beaucoup d’adresse entre les deux milieux que la guerre commençait à séparer encore plus gravement. D’autres que lui auraient mesuré le risque et pris la poudre d’escampette pour Paris au lieu de se faire l’avocat des colonisés auprès du pouvoir politique colonial.

Il s’engage encore plus dans la révolution en rencontrant Ouamrane, Benkhedda mais aussi en accordant une interview au journal le Monde où il appelle les autorités françaises à dialoguer avec le seul FLN pour trouver une solution politique au conflit. Ce diable d’homme ne se repose jamais. Il rend compte à Benkhedda de ses activités, celui-ci le félicite pour son interview et le prévient sur les risques qui pèsent sur lui en l’informant que Abbane Ramdane l’attend tel jour.

À celui-ci, il fait part de ses entretiens avec les dirigeants français et notamment Mollet. Il est franchement impressionné par la dialectique politique  d’Abbane Ramdane : « En conclusion, il me recommanda de faire comprendre à Guy Mollet que si les dirigeants du FLN acceptaient de recevoir un messager régulièrement mandaté, cela ne signifiait pas un agenouillement : « Nous continuerons la lutte, quelle que soit sa durée, jusqu’à la réalisation de tous les objectifs arrêtés au congrès de la Soummam » ».

À la fin, il lui glisse qu’il lui a pris rendez-vous avec un autre frère qui désire faire sa connaissance. Le frère ? On aura deviné que c’est Larbi Ben M’hidi qu’il rencontre au domicile de l’incontournable Boutaleb qu’il qualifie à chaque fois d’ami. Comme avec Abbane, Fares informe le chef FLN sur ses rencontres. Ce dernier lui confirme les propos d’Abbane en ajoutant : « Nous ne sommes pas des nihilistes. En acceptant le principe d’une rencontre, cela ne veut pas dire que nous soyons vaincus. Nous agissons méthodiquement. Le temps, quelle que soit sa durée, travaille pour nous. Il faut absolument faire comprendre à tes interlocuteurs parisiens notre farouche résolution de continuer la lutte, mais que nous sommes aussi des réalistes en engageant un dialogue sérieux ». Propos d’un grand politique doublé d’un chef de guerre. Semant à tout vent, entre Abbane et Ben M’hidi il a rencontré Larbi Tebessi, de l’association des Oulémas qui lui a sauté au cou en le bénissant comme s’il était la Kaaba.

Menacé par les ultras qui ont tiré sur lui et l’ont raté, ne touchant, Dieu merci, que son véhicule, il dû prendre la route de la clandestinité en France. À Paris, il ne chôma pas. En mai 1958, il rencontre le général de Gaulle qui lui demande de lui parler de l’Algérie. Après un long exposé sur la situation cruelle de l’Algérie, loin de la version officielle distillée par les rapports politico- militaires et la presse, Fares ose dire que la seule solution pour mettre fin au drame c’est une négociation loyale avec le FLN.

 « – Pourquoi le seul FLN », interroge de Gaulle.

– À cause, mon Général, de toutes les erreurs commises et des répressions effroyables que vivent nos populations. Tout le peuple, sans exception, est derrière le FLN, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur ».

Après de Gaulle, il rencontre Ferhat Abbes qu’il informe de son entretien avec le président français. Commentaire de Abbes : « De Gaulle est le seul Français avec lequel nous pourrons nous entendre. » Quelques jours plus tard, il revit de Gaulle qui lui dit :

« – J’ai beaucoup réfléchi à l’Algérie après ce que vous m’avez dit. (…) Voulez-vous me faire l’honneur de participer à mon gouvernement comme ministre d’État ? »

Il reçut le choc de la proposition sans broncher, selon lui. Mieux encore, après avoir remercié le général de l’honneur qu’il lui faisait, il le sonde sur la politique envisagée pour l’Algérie. Son interlocuteur lui répond qu’il est pour l’indépendance en coopération avec la France, après référendum.

Pour le poste de ministre, Fares informe de Gaulle qu’il allait consulter les dirigeants du FLN en la personne de Ferhat Abbes qui se trouvait à Montreux. Et c’est là que le dirigeant français lui répond énigmatiquement : « Je comprends parfaitement  votre cas de conscience. Je pense que vous le trouverez, me dit-il, car je sais que qu’une réunion doit avoir lieu au Caire pour la formation d’un pseudo-gouvernement. » Pseudo-gouvernement ? Fares ne comprend goutte.

Il voit Abbes, il l’informe sur la proposition de de Gaulle, celui-ci lui répond qu’il allait consulter les dirigeants du FLN avant de lui répondre ajoutant qu’il partait demain au Caire. Alors Fares lance :

« -Ton voyage au Caire n’est-il pas motivé par la constitution d’un gouvernement ?

– Comment le sais-tu ?

– C’est le général de Gaulle qui me l’a dit.

– Il est bien informé. Il est vrai qu’au Caire… »

Il ne termina pas sa phrase

De Gaulle, l’ennemi, informé, Fares le patriote non informé. Un traître au sein du GPRA ? Plus sûrement écoutes téléphoniques.

Quelques jours plus tard, Abbes lui fait parvenir la réponse : « N’accepte pas le poste offert mais maintiens le contact. »

L’homme qui négocia avec le diable…

Et puis de de Gaullle, il chute vertigineusement dans la prison de Fresnes. Chefs d’accusation : atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État. Libéré quelques mois plus tard, après les accords d’Évian, il est reçu dès sa sortie par le ministre d’État des Affaires algériennes, Louis Joxe qui l’informe que le gouvernement français ainsi que le GPRA l’ont choisi pour assurer la présidence de l’Exécutif provisoire. Il accepta ce redoutable honneur. Il rencontre alors le président français qui lui précise que « l’armée fera son devoir à l’encontre des agitateurs civils et militaires. Prenez le problème à bras le corps, ne vous laissez pas intimider ni vous décourager. Vous aurez, pour vous épauler, de Gaulle. Organisez-vous rapidement pour que le référendum ait lieu le plus vite possible, cela calmera la majeure partie des Européens. »

On aura compris que la mission principale de l’Exécutif provisoire est d’assurer une transition sans heurts pour que le référendum puisse se dérouler dans le calme. Mais pour ce faire, il faudrait qu’il arrête les attentats meurtriers de l’OAS qui pratique la politique de la terre brulée. Sans informer quiconque, c’est son style, il décidera de négocier directement avec le pire ennemi de l’Algérie sur la voie de l’indépendance, le patron de l’OAS, Jean-Jacques Susini, le diable en personne.

Les voici face-à-face dans une ferme isolée de la Mitidja. Fares est seul, avec pour protection son intrépidité et son courage. Morceaux savoureux. Susini lui lance : « Monsieur le Président, excusez ma franchise brutale, j’espère que ce n’est pas ce salaud de de Gaulle qui vous envoie. » À quoi Fares répond en cadrant dès le départ le débat : « Vous avez devant vous le représentant provisoire mais légal de l’Algérie nouvelle. Notre rencontre, qui sera suivie certainement d’autres, devra rester secrète, je vous écoute ».

Le débat fut long et tendu. Susini remettant sur le tapis à chaque fois la question des garanties pour les Européens  restant en Algérie et Fares lui répondant, à chaque fois, que les accords d’Évian contiennent toutes les garanties. En ajoutant que quels que soit les attentats, le référendum aura lieu le 1er juillet 1962 avec cette seule question : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par la déclaration du 19 mars ? »

Finalement, comme preuve de bonne volonté, Fares demandera à Susini d’arrêter les attentats pour une quinzaine de jours en attendant d’autres rencontres. Ils se reverront malgré quelques attentats ici et là pour aboutir enfin à la capitulation de l’OAS vaincue militairement. Commentaire lucide du si téméraire Fares : « Ma folle et téméraire entreprise de dialogue avec Susini aurait pu avoir pour conséquence ma disparition physique en cas d’échec. Elle amena le miracle, la fin immédiate de l’OAS et de la guerre d’Algérie. »

Cet homme, ce patriote, ce négociateur de haut rang, ce citadin d’une grande expérience politique avait l’étoffe d’un homme d’État. Il l’avait d’ailleurs prouvé magistralement à la tête de l’Exécutif provisoire.  À l’indépendance, on lui concéda juste une chaise brinquebalante de député avant que Ben Bella qui n’avait pas sa carrure ne l’envoie croupir pour quelque temps en prison puis en résidence surveillée. Il se retirera de la politique en 1965. Il avait déjà tout compris…


*Abderrahmane Fares
La cruelle vérité
Mémoires politiques 1945-1965
Editions Casbah
PNC

Les plus lus