Le ministre de l’Enseignement supérieur a officiellement lancé un sondage d’opinion, vendredi, sur la possibilité de substituer l’anglais au français dans les universités. Qu’en est-il de la faisabilité de cette démarche ?
Abderrazak Dourari, professeur des sciences du langage et de traductologie. Les décisions doivent souvent être informées par une connaissance de la société d’abord, par la présence de la langue concernée dans la société c’est-à-dire quel est son ancrage sociétal. Et enfin ce que cela peut avoir comme répercussions sur les élites du pays.
Parce qu’une société ou un État sont gérés par une élite, celle-ci s’exprime dans des langues particulières notamment celles qui ont un ancrage social. En Algérie, l’élite s’exprime en langue française et en langue arabe scolaire. La production scientifique en Algérie se fait essentiellement en langue française.
Donc, vous voyez quand on prend une décision, il faut avoir les moyens de la rendre faisable. Je suis moi-même anglophone, je parle donc de quelque chose dont je maîtrise les tenants et les aboutissants. Je publie en langue anglaise, en français et en langue arabe. Mais surtout en langue anglaise.
C’est pour dire tout simplement que même sur des questions banales concernant la société algérienne, notamment dans les domaines des sciences sociales, humaines et de l’éducation, nous avons -0,001% des publications qui se font en langue anglaise. Vous voyez que l’élite ne s’exprime pas dans cette langue. Ce n’est pas à travers des décisions échevelées et tout à fait irresponsables que l’on gère une société.
Ce n’est pas la première fois qu’on évoque cette question de la substitution. Pourquoi la soulever dans cette conjoncture politique particulière ?
Notre société vit cycliquement ce genre de décisions. A une époque, on a décidé de tout arabiser. Evidemment, l’élite francisante, qui était suffisamment à la pointe du savoir, s’est retrouvée, du jour au lendemain complètement recluse et même qu’on a mis des charretées entières d’enseignants de langue française à la retraite.
L’impression que j’ai est que c’est une manière de déplacer le problème et même de travestir la réalité. Aujourd’hui, nous sommes en plein Hirak et en plein mouvement de la société pour un changement fondamental de la société pour la mettre sur des postures nouvelles à tous les niveaux. Et voilà ce problème venu de nulle part et qu’on parle de substitution d’une langue à une autre et de substitution d’un drapeau à un autre. En réalité, c’est une diversion à la demande sociale.
Aujourd’hui, il y a un fait : les universitaires algériens ne maîtrisent pas les langues étrangères, notamment le français et l’anglais…
L’université algérienne souffre de la non-maîtrise de toutes les langues, pas seulement du français et de l’anglais. Les Algériens et en particulier les universitaires manquent de maîtrise de toutes les langues. Il est urgent que l’universitaire à ce niveau-là maîtrise l’arabe, le français, l’anglais et peut-être même l’espagnol. Ce n’est pas normal qu’un universitaire soit un monolingue. Il n’y a aucun pays de la Planète où vous avez un universitaire monolingue.
Mais venir comme ça en gros sabots agiter un dispositif linguistique qui est déjà à l’œuvre est vraiment un coup tordu contre l’Etat algérien et contre la société algérienne. Si tant est qu’on puisse, un jour, avoir des enseignants d’anglais pour assurer les cours y compris au niveau de l’éducation. Déjà qu’en langue française, on n’arrive pas à avoir suffisamment d’enseignants…
Qu’est-ce qui empêche les universitaires algériens d’imposer l’enseignement et la maîtrise de trois langues ?
Dans les lycées en Europe, un élève se doit déjà de maîtriser trois langues, et chez nous à l’université on veut revenir à un monolinguisme arabisant, anglicisant ou même francisant. Ce n’est pas normal, nous sommes complètement hors champ. Donc, cette problématique qui est posée aujourd’hui est vraiment malvenue. Cette histoire de substitution est absolument aberrante y compris au niveau neurolinguistique. Nous n’avons pas d’enseignants, on les forme de moins en moins. Le département d’anglais ici à Alger a été bloqué pendant plus de deux ans à cause justement d’un manque d’enseignants.
La décision qu’on devrait prendre c’est qu’à l’université, les universitaires doivent apprendre l’anglais, le français et l’espagnol. Je ne parle pas de la langue arabe parce c’est une donnée évidente. En même temps, si on ne réforme pas l’enseignement de l’arabe, on n’ira pas très loin.
Cette idée de substituer l’anglais au français à l’université fait-elle écho aux voix qui se sont élevées, notamment de la tendance conservatrice, pour appeler à adopter l’anglais comme 1ère langue étrangère, juste pour contrer le français ?
Ce type de déclaration effectivement doit nous rappeler que la lutte contre la langue française, ici, a été entamée par la tendance conservatrice de la société, notamment les épigones de l’association des oulémas et de l’arabisme le plus fermé et qui est dans la haine de soi. Ça, c’est un autre niveau d’analyse. Mais je pense que ce genre de décision, même si elle est en cohérence avec cette attitude conservatrice, a été émise par un pouvoir qui, en principe, n’a pas le droit d’intervenir concernant les grandes décisions qui engagent la société, l’Etat et le système éducatif. Mais s’ils (les responsables) en ont parlé, c’est parce que précisément ils voudraient en premier lieu faire une diversion par rapport à ce qui se passe dans la société et réveiller les vieux clivages.