Tribune. C’est un véritable séisme que vit l’Algérie et, pour une fois, tant mieux le séisme. À quelle échelle ? L’échelle de l’espoir du peuple qui regardait impuissant les puissants étaler leurs richesses, leurs rapines et leurs combines en toute impunité.
En 20 ans, des fortunes se sont élevées plus haut que le Djurdjura, plus haut que toute morale, plus haut que toute justice terrestre. Celle de l’au-delà, ils n’avaient qu’à faire. Ils pensaient l’acheter avec un pèlerinage aux lieux Saints. Ainsi était le système Bouteflika qui reposait sur : la moubayaâ, une allégeance totale et inconditionnelle de ses obligés, cette longue chaîne de politiques, d’entrepreneurs et d’hommes de mains. La règle était la suivante : « Tu bouffes autant que tu le veuilles en toute impunité, en échange tu me dois la fidélité la plus totale, sinon je te brise les os. »
Pour mieux pérenniser le système, Bouteflika s’est reposé, à de rares exceptions, sur les plus incompétents de la classe politique et économique en partant du principe qu’un homme incompétent, insuffisant, ignorant, est plus malléable. Nous avons en gros le même schéma de pouvoir que celui de la monarchie marocaine que Bouteflika connait bien, avec, toutefois cette nuance : la monarchie marocaine sait choisir ses hommes parmi l’élite marocaine et non parmi la lie.
Cela tient à une vision autant qu’à un caractère. La vision pour la monarchie est de se perpétuer et de se reproduire en se reposant sur cette élite alors que le pouvoir bouteflikien, limité par le temps, n’a que faire de sa pérennisation. D’où cette boulimie de prédation. Quant au caractère, la monarchie marocaine, légitimé par le temps, ne souffre pas d’une blessure narcissique comme celle de Bouteflika qui pensait, lui si brillant, avoir été rejeté naguère au profit d’un « ignorant », Chadli pour ne pas le nommer. Cette blessure a fait de Bouteflika l’ennemi de son peuple qui ne le méritait pas, ne cessait-il de répéter à longueur de confidences à ses visiteurs.
On ne peut travailler dans le miel sans y goûter
Pour comprendre le système Bouteflika, il faut remonter à sa source : le Boumediènisme. Pour Boumediène, ceux qui font des affaires ne doivent pas faire de politique. Ainsi élimina-t-il son parrain Boussouf et d’autres officiers de l’ALN qui firent leur beurre dans l’Algérie indépendante, aidés, il est vrai par le pouvoir. Il eut cette fameuse saillie qui résumait sa conception sur la corruption : « On ne peut travailler dans le miel sans y goûter ».
Au-delà de son réalisme qui confine au cynisme, cet axiome est une prime, un encouragement à la corruption. Goutez le miel, mais restez tranquilles. Ce qu’appliquera à merveille son disciple Bouteflika à une échelle sans précédent dans le pays. Avec lui, il n’était pas question de goûter mais de s’empiffrer et même de voler le pot de miel au vu et au su de tout le monde. Mieux, en narguant son monde !
Le premier président à tenter de juguler la corruption a été Chadli avec la création de la Cour des comptes. Adepte quand il était chef de région militaire du slogan : « D’où as-tu ça ? » (Min ayna lak Hada ?), selon les mémoires de Taleb-Ibrahimi. Mais une fois devenu président, sa volonté s’émoussa. De timides campagnes épinglèrent des lampistes. Les barons du régime ne furent guère touchés, hormis le général Benloucif qui pâtit d’un règlement de compte plutôt que d’une campagne d’assainissement.
La première vraie campagne contre la corruption depuis 1962
Et puis vint l’après Bouteflika, vint enfin un Hirak avec son slogan terrible : « Klitou leblad Ya sarrakin » (Vous avez bouffé le pays espèce de voleurs »), vint aussi un chef d’état-major qui demande à la justice de faire son travail en accélérant l’ouverture des dossiers de corruption. Au lieu d’adhérer certains politiques, si tant est qu’on puisse les appeler ainsi, firent la fine bouche. Ils n’attendaient pas l’armée sur ce terrain d’une lutte salvatrice revendiquée par le peuple.
Pourtant, l’armée avait déjà annoncé la couleur en faisant le ménage chez elle. N’a-t-elle pas mis out des généraux présumés corrompus de première importance ? Que le chef d’état-major soit dans son droit ou non d’appeler la justice à bouger, peu importe. L’intérêt du pays et la conjoncture n’ont que faire du juridisme et du formalisme. L’époque veut des actes fondateurs. Le peuple veut des preuves de la bonne volonté du pouvoir actuel.
Le peuple ne veut plus d’intouchables, plus d’immunité, plus d’impunité. Il a été entendu au-delà de toute attente. Qui aurait cru que le si cynique Ouyahia finirait en prison comme un vulgaire délinquant lui et d’autres hauts responsables ? Qui aurait cru que le vice-roi Said qui tenait l’Algérie dans ses mains tremblotantes de Caligula inculte hors connexion à partir de 20 heures et pas joignable avant 10 du matin, croupirait en prison ? Ce Said qui avait confisqué l’Etat et cassé, humilié, brisé tant d’hommes libres. Qui aurait seulement rêvé de le voir sous les verrous il y a à peine 4 mois ?
À voir les chefs d’inculpation, on comprend mieux la rage et enfin le soulagement du peuple. Le défunt ministre Bekhti Belaib qui avait dénoncé en 2016 les pressions du cartel des importateurs doit être soulagé là où il se trouve. A l’époque son cri était resté sans réponse. Pire, il a même été blâmé par El Mouradia, car il avait enfreint l’omerta, cette loi du silence si propice à l’affairisme : « Bouffe et tais-toi ! ».
Ce même Belaib qui a eu le courage de s’opposer dès 1999 à Bouteflika en plein Conseil des ministres. A la fin du Conseil, le président déchu qui faisait trembler les autres ministres vint lui tapoter le dos et lui murmurer : « Pardon ». Une semaine plus tard il a été viré du gouvernement Hamdani. Tous les ministres ne sont pas Belaib. Et tous les ministres, comme tous les hauts cadres de l’Etat, ne sont pas pourris. Certains vivent modestement. Certains roulent carrosse étalant leurs richesses avec des villas ruisselantes de munificence. Ils doivent trembler maintenant. Facile pour la justice de leur demander des comptes. Mais c’est vrai qu’il est difficile de résister aux tentations selon le bon mot de Wilde : « Je peux résister à tout sauf à la tentation ». Surtout quand l’impunité est garantie.
Il reste maintenant au pouvoir à lancer une véritable campagne de communication vers l’étranger pour lancer un message inédit : les choses changent en Algérie. On peut investir sans être pressurés par toute une chaîne de corrompus qui vous font du chantage. Fini l’ère des commissions. Aujourd’hui la peur a changé de camp. Personne n’ose enfreindre la loi. C’est une première en Algérie. Personne ne protège personne. Le seul bouclier, le seul protecteur est l’intégrité.
Soyons donc lucides et saluons ce qui a été fait sans trop nous poser de questions sur la forme, car pour aboutir à une vraie démocratie, il faut d’abord nettoyer les écuries d’Augias. C’est ce qui est en train d’être fait par des hommes qui ont décidé de prendre sur eux la lourde et historique responsabilité de rendre l’Algérie à ses fils et à ses chouhadas qui s’étaient battus pour une Algérie de la dignité, de la justice et de la liberté. Là où les politiques ont échoué l’armée est en train de réussir.
Réussir la première campagne de salubrité publique depuis 1962 ! Il était temps car la gangrène risquait d’emporter toute l’Algérie, l’Algérie du peuple et non celle des corrompus qui ont mis à l’abri leurs fortunes. Puisse la justice poursuivre son œuvre et rendre au peuple ce qui lui appartient, car s’il est bon pour l’exemple de mettre ces délinquants en prison, il serait tout aussi bon de récupérer ce qu’ils ont pris. En toute impunité.
*Une tribune de : Ibrahim Azouz, ex-haut cadre de l’État à la retraite