Quand Abderrezak Makri, chef du MSP (Mouvement de la société pour la paix islamiste) affirme son hostilité à la visite en Algérie du prince héritier d’Arabie saoudite, le prince Mohamed ben Salmane, il exprime moins un choix politique qu’une adhésion à la nouvelle ligne de fracture qui veut s’imposer comme « la mère des conflits » dans le monde musulman.
Il y a un an, M. Makri, en pleine polémique, n’hésitait pas à qualifier de « traîtres » ceux qui s’opposaient à la visite du président turc Recep Tayeb Erdoğan en Algérie. Pourquoi cette dualité ? Parce que M. Makri est frère musulman, comme Erdoğan, alors que MBS est l’héritier d’un royaume salafiste.
Ce nouveau clivage qui risque, à terme, de reconfigurer toute la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, est le résultat d’une compétition géopolitique féroce entre Frères musulmans et salafistes. Cela débouche sur des alignements improbables, des alliances de conjoncture, où chacun tente de se ménager une place, en adaptant des positionnements idéologiques supposés conformes à la donne politique du moment. La bourrasque MBS, dont les initiatives ont déstabilisé un ordre fragile, a accéléré cette évolution.
Accumulation de sources de conflits
Cette nouvelle ligne de fracture risque, au mieux, de reléguer au second plan les clivages traditionnels qui divisent la région, les pays, et parfois les sociétés; au pire, elle peut se juxtaposer aux autres clivages, pour offrir des cocktails encore plus explosifs et des situations encore plus inextricables dans une région qui concentre déjà l’essentiel des crises actuelles.
Le premier de ces clivages opposait « modernistes » (laïcs, partisans de l’État civil, républicains) et « islamo-conservateurs ». Il oppose deux choix de société différents, avec des références opposées.
Le second mettait face à face Chiites et Sunnites, les deux grandes branches de l’islam. Né autour de la succession du prophète Mohamed entre partisans (chiia) de Ali et les autres compagnons, le conflit a traversé les siècles pour être encore vivace en Orient, moins en Afrique du Nord.
À ces divisions du monde musulman s’ajoute une autre ligne séparant des pays qui se veulent attachés à leur souveraineté (Algérie, Iran, Syrie, Yémen), et d’autres qui se placent résolument sous la couverture occidentale, essentiellement américaine.
L’héritage de la guerre froide
Au lendemain des indépendances et jusqu’à la fin des années 1980, c’est le premier clivage qui dominait au sein de la région MENA. Il opposait des pays de type laïc ou laïcisant, dotés d’institutions d’apparence moderne, avec des dirigeants formellement élus malgré l’hégémonie d’un parti unique (Irak, Syrie, Algérie, Égypte, Libye, Yémen, Tunisie), à des pays conservateurs, où le pouvoir est plutôt héréditaire, avec un système de pouvoir traditionnel (Arabie saoudite et pays du Golfe, Maroc). Les premiers étaient en majorité soutenus par l’ancienne Union Soviétique, quand les seconds se plaçaient largement sous la protection américaine et occidentale. Ce qui n’exclut pas des changements de camp, comme en Égypte, passée de la protection russe à celle des États-Unis.
La révolution iranienne, en 1979, a provoqué un premier séisme. À partir du début de la guerre Irak-Iran, en 1980, elle a poussé à un rapprochement improbable entre l’Irak, laïc et républicain, et les États du Golfe, monarchies conservatrices. Bagdad affirmait alors combattre l’ennemi perse, quand les monarchies du Golfe redoutaient la montée en puissance de l’ennemi chiite. Mais cette alliance a montré que les différences dogmatiques ou idéologiques pouvaient céder face à la nécessité de préserver le pouvoir.
Alliances vacillantes
L’invasion du Koweït par l’Irak en 1991 a provoqué un brutal changement d’alliances. Chiites, Sunnites et laïcs s’opposent à l’hégémonie irakienne, à quelques exceptions notables, comme l’Algérie, qui refuse de se faire enrôler dans l’alliance qui va lancer la guerre à l’Irak.
La nouvelle configuration va durer jusqu’à la chute de Saddam Husseïn, en 2003. Celui-ci disparu, l’Arabie saoudite tente alors de réimposer l’ancienne fracture sunnites-chiites, pour asseoir son hégémonie régionale face à ce qu’elle considère comme la principale menace régionale, l’Iran.
Trois facteurs vont bouleverser les ambitions saoudiennes. D’abord, au nord, la Turquie, où émerge l’AKP de Recep Tayeb Erdoğan, se détourne de l’Europe, et affiche de nouvelles ambitions de leadership dans ce qu’elle considère comme son ancien empire. Plutôt que de devenir troisième ou quatrième en Europe, la Turquie choisit de devenir leader dans sa sphère historique. Elle se pose comme concurrent direct de l’Arabie saoudite pour assumer le leadership du monde sunnite.
Ensuite, les petites monarchies du Golfe, assises sur des fortunes colossales, considèrent qu’elles sont mûres pour jouer un rôle à la mesure de leur puissance financière. Les Émirats arabes unis et le Qatar, grâce au succès de la chaîne Al-Jazeera et de l’effet Dubaï, font irruption dans le jeu politique régional, où ils aspirent à devenir de nouveaux acteurs.
Enfin, le « printemps arabe », en 2011, rappelle à tout le monde la fragilité des pouvoirs et des institutions en place dans de nombreux pays, qui semblaient pourtant avoir consolidé le statu quo dans leurs frontières : Tunisie, Égypte, Libye, Yémen et Syrie sont balayés par une tempête qui menace les pouvoirs en place.
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Première erreur
L’Arabie saoudite commet sa première grosse erreur dans la lecture de ce « printemps arabe ». Elle pense que c’est une tempête passagère qu’il sera possible de contrôler ou de canaliser, et d’en tirer profit pour étendre son influence. Après avoir amorti le choc en interne, Riyad se lance dans des guerres destructrices en Syrie et au Yémen.
Le résultat est désastreux. Ses initiatives ont pour effet d’offrir une opportunité au rival iranien, mieux outillé, d’avancer ses pions pour s’implanter dans ces deux pays. En plus, l’Arabie saoudite acquiert une image déplorable : sa guerre en Syrie finit par donner naissance à Daech, et au Yémen, la guerre débouche sur un drame humanitaire et met en cause la responsabilité criminelle des dirigeants saoudiens.
Mais le plus grave, et qui demeure rarement évoqué, est la disparition de la question palestinienne des préoccupations internationales. Les palestiniens eux-mêmes sont désarmés par leurs divisions, entre un bloc « Frères musulmans », autour du Hamas, et un autre bloc, regroupant libéraux, conservateurs et laïcs, au sein d’une OLP totalement impuissante : l’OLP elle-même subit les effets désastreux de l’hostilité saoudienne aux Frères musulmans.
L’opportunité Khashoggi
C’est dans ce décor que surgit le prince héritier Mohamed ben Salmane. Dans un premier temps, il veut se doter d’une image d’homme moderne, en mesure de sortir du paradigme traditionnel du pouvoir saoudien. Il annonce de grands projets économiques, laisse planer l’espoir d’une ouverture sociétale, et prend des mesures emblématiques comme le droit de conduire pour les femmes. Mais son côté autoritaire et guerrier ressurgit aussitôt : il durcit la guerre au Yémen, tente d’y enrôler la plupart des pays musulmans, pour la conclure avec l’affaire Khashoggi, qui ruine définitivement son image et, peut-être, ses ambitions.
Pourtant, l’affaire Khashoggi elle-même n’a pris cette dimension qu’en raison du bénéfice que pouvait en tirer la Turquie dans sa rivalité avec l’Arabie Saoudite. Pour Riyad, Jamel Khasoggi, dont les ancêtres sont turcs, est un ancien salafiste, « embedded » dans la cour royale et les services spéciaux saoudiens, passé chez le maître américain mais surtout soupçonné de vouloir passer chez l’ennemi, les Frères musulmans, dont la Turquie et le Qatar deviennent les deux grands pôles. L’attitude de la Turquie dans cette affaire concerne moins la dénonciation d’un meurtre, que le profit à tirer d’une affaire qui met à mal le prince héritier saoudien, devenu l’homme à abattre pour les Frères musulmans.
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Divergences doctrinales
A l’origine, pourtant, rien ne destinait Frères musulmans et salafistes à se lancer dans une pareille guerre : les deux courants sont issus de la même matrice. Tous deux considèrent que le renouveau du monde musulman doit passer par un retour à une organisation de la vie économique, politique et sociale selon les préceptes islamiques. Pour les salafistes (salaf signifie ancêtres, pionniers), il faut revenir à la tradition des pionniers, avec l’interdiction de toute contestation des gouvernants. Tout emprunt au monde moderne, à fortiori occidental, est donc banni, particulièrement quand il s’agit de concepts comme liberté d’expression, de pensée, d’organisation, pluralisme, etc.
Sur ces points, les Frères musulmans apparaissent comme plus modernes. Contrairement aux salafistes, ils admettent le recours aux méthodes et modes d’organisation modernes, comme les partis, les syndicats, les élections, le pluralisme, etc. C’est une divergence doctrinale fondamentale, qui explique la participation des Frères musulmans au jeu politique quand la possibilité leur est offerte, alors que les salafistes s’y opposent, malgré quelques exceptions remarquées : si la participation à la vie politique permet de prendre le pouvoir, ils l’admettent, avec la volonté affichée d’y mettre fin une fois le pouvoir acquis. C’est, notamment, l’argumentaire de l’algérien Ali Belhadj pour participer aux élections législatives avortées de juin 1991, et celui de l’égyptien Yasser Berhami pour justifier la création du parti Ennour en Égypte.
Mais le dogme permet des exceptions quand la situation politique l’exige, ou quand l’intérêt du pouvoir l’impose. Alors que des pays comme l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis interdisent toute activité politique, au nom de la doctrine salafiste, qui exige du sujet l’obéissance au gouvernant, le Qatar, pleinement engagé avec les Frères musulmans, ne permet toutefois aucune ouverture politique à l’intérieur.
Des règles « immuables » qu’on peut transgresser
Ces accommodements avec des doctrines supposées immuables montrent en fait que le dogme affiché sert à appuyer des visions politiques et à paralyser des sociétés, tout en laissant aux pouvoirs en place la possibilité et la marge nécessaires pour prendre les décisions qui leur conviennent. Mais le conflit Frères musulmans et salafistes, avec un alignement systématique sur Erdogan ou MBS dans l’affaire Khashoggi, révèle surtout la régression de ce monde qui va du Maroc au Pakistan. Les débats du milieu du XXème siècle sur le progrès, les idées des lumières, la laïcité, la sécularisation de l’État, ne sont plus portés que par des minorités, à peine audibles, alors qu’il y a un demi-siècle, elles étaient les plus prometteuses.
À l’inverse, ce qui était considéré alors comme archaïque, avec des polémiques entre courants religieux traditionalistes, puis au sein du même courant, voire du groupe, a pris de l’ampleur pour s’apparenter parfois à des phénomènes de sectes. Mais dans des sociétés bloquées, cela donne l’illusion d’une vie politique.
L’impact de la politique américaine, le poids du pétrole saoudien et de ses voisins, l’influence et les intérêts d’Israël ont contribué à cette dégénérescence. Mais cela ne suffit pas pour expliquer comment, après l’expérience des Talibans et Al-Qaïda, des pays importants se lancent dans des aventures similaires et s’étonnent qu’au final, cela débouche sur Daech.
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