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Le diagnostic de Mouloud Hamrouche sur l’État et la gouvernance, entre anachronisme et rhétorique filandreuse

Le diagnostic de Mouloud Hamrouche sur l’État et la gouvernance, entre anachronisme et rhétorique filandreuse

CONTRIBUTION. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Albert Camus)

L’exercice intellectuel auquel s’est livré Mouloud Hamrouche dans El Watan du 13 janvier 2019 est intéressant à plus d’un titre, dans la mesure où l’ancien chef de gouvernement du président Chadli (septembre 1989-juin1991) s’efforce d’expliquer comment la construction de l’Etat algérien a précédé celle de la nation.

Il aurait pu également montrer, en quoi, la globalisation est en train de subvertir le modèle démocratique et favoriser la montée en puissance d’un populisme probablement annonciateur du déclin de l’Occident.

L’anachronisme des références historiques

Toutefois, les nombreuses références historiques données par Mouloud Hamrouche ont ceci d’insolite qu’elles n’éclairent pas le lecteur non averti sur les lentes mutations subies par la société algérienne, au moins depuis la domination ottomane, à partir de 1516. L’auteur, très féru de concepts empruntés à la sociologie politique contemporaine, y recourt pour tenter de rendre compte de l’évolution de notre pays à travers le temps. Ce faisant, il court le risque de verser dans un anachronisme qui est le péché irrémissible de l’historien (dont il a revêtu la toge pour la circonstance).

Des notions comme gouvernance, Etat national, souveraineté nationale, leadership sont trop récentes pour pouvoir restituer objectivement le cheminement historique de l’Algérie. Surtout, il est important de retenir que si ces règles cardinales sont, comme le soutient Mouloud Hamrouche, « les formes d’organisation les plus achevées et les plus subtiles que l’homme ait inventé », elles ne scellent pas la fin de l’histoire, contrairement à ce qu’avait pensé F. Hegel.

On voit bien, aujourd’hui, que le délitement du lien national dans les pays qui sont considérés comme le berceau de la démocratie libérale ainsi que la remise en cause graduelle de leur pacte social interne, considéré comme inoxydable (depuis les fameuses trente glorieuses), apportent un démenti relativement cruel aux travaux de F. Fukuyama, ainsi qu’aux auteurs qui s’inscrivent dans une sorte de continuum de la pensée post hégélienne.

Par ailleurs, en se référant à Max Weber (1864-1920), on peut affirmer que ce qui doit compter pour un observateur algérien, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’un homme politique qui a exercé les plus hautes fonctions dans l’appareil de l’Etat, c’est la manière dont s’organisent matériellement les représentations des acteurs de leur propre vécu social. Il faut se garder des pièges de la réification tendant à conférer à des situations historiques contingentes, les attributs de l’invariance, ou à céder à l’assimilation commode mais fallacieuse de l’anthropomorphisme.

La révolution française, la révolution anglaise, ou la Réforme allemande du XVIe ne sont pas des phénomènes de génération spontanée. Quant aux illustres personnalités qui ont dirigé, un moment, des pays comme les États-Unis, la France, le Canada, la Suède ou l’Autriche, ils sont le produit d’une histoire qui leur préexiste et les transcende d’une certaine façon.

Savoir contextualité les pesanteurs de l’histoire

Les temporalités successives dans lesquelles est encalminé le destin de l’Algérie méritent une analyse à part, faisant place aux apports de l’anthropologie structurale et de l’ethnologie. Dans une société segmentaire, travaillée en profondeur par les liens primordiaux (qui ne se confondent pas avec le sentiment d’appartenance à une collectivité soudée et homogène qu’on appellera nation, même s’ils peuvent en constituer les prodromes), la domination turque autant que le résistantialisme labile des habitants algériens à la conquête française, peuvent s’expliquer aisément.

Ce n’est pas affaire de faiblesse du leadership national, contrairement à ce que soutient Mouloud Hamrouche, puisqu’il n’existait pas de nation algérienne au XVIe siècle. Ces précautions méthodologiques sont d’autant plus impératives que 30 ans après l’instauration du multipartisme (23 février 1989), le pouvoir algérien n’est toujours pas institutionnalisé. Il est étonnant que l’ancien Chef de gouvernement, qui passe aux yeux de l’historiographie dominante, pour le précurseur des réformes politiques, économiques et sociales de la fin de la décennie 80, fasse l’impasse sur ce qui constitue le nœud gordien de la constitutionnalisation de l’Etat de droit. Le principe de la séparation des pouvoirs n’existe pas, l’indépendance de la justice n’est pas garantie, le contrôle de la constitutionnalité des lois (à commencer par les lois organiques) défaillant, les libertés individuelles et collectives malmenées quotidiennement. Comment peut-on, dans de telles conditions, sacraliser le texte le plus élevé dans la hiérarchie des normes ?

Le caractère fictif du constitutionnalisme libéral algérien

Aussi bien la constitution du 23 février 1989 que l’ensemble des révisions qui l’ont accompagnée, jusqu’à celle de mars 2016, sont des textes d’essence « manipulative ». Les constitutions auxquelles se réfère bien imprudemment Mouloud Hamourche sont des « constitutions performatives », en ce sens que le principe de la séparation des pouvoirs, le contrôle de la constitutionnalité des conventions internationales, des lois et des règlements, l’indépendance de la justice y sont l’objet d’une protection juridique dont le citoyen prend invariablement la mesure.

Rien de tel dans la constitution algérienne, pour la raison objective qui s’inscrit dans l’histoire politique de notre pays, que la teneur juridique des normes et du droit régissant les institutions politiques reste extrêmement volatile et où le rapport de force entre groupes sociaux n’y est pas organisé pour garantir la représentation de la nation par l’Etat.

La seule exception à cette aporie (laquelle vaut du reste pour tous les États arabes) eût pu être le processus électoral de décembre 1991, mais parce que le résultat du second tour des sélections législatives risquait d’assurer la redistribution des fonctions étatiques et, d’une certaine façon, une nouvelle délimitation du champ d’intervention de l’Etat, il y a été mis fin. Il ne s’agit ni de s’en réjouir ni de s’en offusquer ; simplement, l’avènement d’une démocratie libérale en Algérie reste soumis à un certain nombre de prérequis qui n’ont même pas encore affleuré dans l’espace public (lieu où éclot et se consolide la citoyenneté).

L’Etat dont parle Mouloud Hamrouche n’est pas une entité désincarnée dont le rôle et la mission seraient codifiés ne varietur par un texte juridique dont la violation vaudrait diabolisation de ceux qui s’y livreraient mais que Mouloud Hamrouche se garde de nommer (tout le monde aura compris que sont visés le président de la République et son entourage).

Lorsque Mouloud Hamrouche affirme que « l’Etat ne laissera jamais la confiance nationale citoyenne dans la liberté, l’indépendance et la souveraineté se briser », il semble oublier que la seule question qui vaille est celle du véritable titulaire de la souveraineté de l’Etat algérien. Cette question renvoie aux fondements de tout régime démocratique. Comment soumettre l’Etat au droit puisque l’Etat est souverain et que c’est lui qui crée le droit ?

Il n’existe pas de règles transcendantales ou immanentistes, extérieures à l’Etat lui-même et qui, à ce titre, s’imposeraient à lui. L’Etat ne peut davantage s’auto-limiter, c’est-à-dire poser de règles qu’il s’imposerait à lui-même. Seul le titulaire du pouvoir exécutif dans un régime présidentiel ou présidentialiste, peut, s’il a une conception particulièrement exigeante de l’équilibre des pouvoirs, pratiquer l’autolimitation.

Dans le monde arabe, il n’existe qu’un seul exemple d’une telle vertu, c’est celui du président Liamine Zeroual. Il l’a fait d’abord comme président de l’Etat (30 janvier 1994- 15 novembre 1995) puis comme président de la République (16 novembre 1995- 27 avril 1999) en respectant scrupuleusement les prérogatives du législatif (Conseil National de Transition d’abord, Parlement ensuite), celles du chef de gouvernement (en consentant à une sorte de dyarchie au sommet de l’Etat), celles du Gouverneur de la Banque d’Algérie, du président de la Cour des Comptes, du président du CNES, etc.

Aucun historien ou politologue ne l’a encore souligné, mais le président Zeroual s’est efforcé, hélas en vain, d’institutionnaliser, à pas comptés, le pouvoir algérien, outre en s’infligeant l’épreuve de l’autolimitation pour lui-même, en exigeant des responsables de différentes institutions nationales de souveraineté qu’ils exerçassent l’entièreté de leur mission.

Ce que Mouloud Hamrouche doit savoir c’est qu’aucune constitution ne rend compte, par elle-même, de la nature d’un régime politique, quel qu’il soit. Il est indispensable, pour ce faire, de se référer en permanence aux aspects concrets de la vie politique, au jeu des institutions, à la perception par les populations de l’ensemble de la classe politique, à la légitimité de l’Etat à l’intérieur de son propre périmètre, au poids des pratiques religieuses par rapport à la sécularisation de l’espace public en marche (implicitement proclamée dans les textes fondateurs de la Révolution algérienne), aux représentations symboliques d’une population fragmentée, émiettée qui ne trouve son exutoire que dans les zones de non- droit.

Enfin, l’ancien chef de gouvernement s’est-il seulement avisé du paradoxe qu’il y a à réputer immarcescibles les principes de liberté, de démocratie et de respect de la volonté populaire, d’une part, et à postuler, d’autre part, la supériorité de l’institution militaire sur les autres pouvoirs publics au motif que celle-ci constituerait la colonne vertébrale du régime. Aucune constitution libérale dans le monde ne sanctifie l’institution militaire. Seul le suffrage universel tient lieu de loi d’airain dans le système de la représentation politique. Il en est de même de la constitution algérienne qui définit avec précision les attributions de l’ANP, comme l’a rappelé avec force et justesse le chef d’état-major de l’ANP.

Le parcours de Mouloud Hamrouche

La carrière politique de l’ancien secrétaire général de la Présidence n’a jamais suivi un parcours rectiligne. Mouloud Hamrouche a cessé d’être un acteur politique majeur après sa démission de la Primature, le 3 juin 1991, avant de se présenter, contre toute attente, à la présidentielle d’avril 1999, sans s’y investir outre mesure, ce qui amène à s’interroger sur le sens de sa candidature.

Depuis 1999 à ce jour, Mouloud Hamrouche a alterné des périodes de long silence avec des sorties publiques exagérément médiatisées, au regard du contenu des messages délivrés. Il n’a jamais mis en cause l’élite dirigeante du moment ni les institutions, comme le rappelle Ahcène Amarouche (le Soir d’Algérie du 16 janvier 2019). Certaines des réformes inscrites à son crédit ont été remises en cause sans jamais qu’il s’en émût (loi sur la monnaie et le crédit, loi sur les associations).

Il avait laissé entendre, en février 2014, qu’il pourrait constituer un recours, le cas échéant, dans un discours particulièrement sibyllin, avant de disparaître, une nouvelle fois, des écrans radars de la politique. Il ne s’est pas senti tenu de répondre à celles et ceux qui, idéalisant sans doute son bilan, eussent souhaité qu’il conquît la magistrature suprême en avril 2014. Lui qui, aujourd’hui fétichise la Constitution, avait déclaré en 2014 que la solution politique à la crise algérienne était détenue par seulement trois personnes : le président de la République, le chef d’état-major de l’ANP et le patron des services de renseignements, qu’il a comparés, sans qu’on ait pu en saisir le fil d’Ariane, aux colonels Krim, Boussouf et Bentobbal (les 3 B).

C’est le lieu de rappeler que le nouveau satisfecit qu’il adresse aux 3 B ne peut guère appeler l’approbation pour au moins trois raisons : leur responsabilité directe dans l’assassinat de l’architecte de l’Etat algérien, Abane Ramdane, leur volonté de transformer l’ALN en un outil purement prétorien, la minoration du rôle du colonel Boumediéne, patron de l’EMG, auquel revient le mérite exclusif d’avoir réorganisé l’institution militaire, à partir de janvier 1960, justement après avoir éliminé du jeu politique les 3 B.

Chaque fois que Mouloud Hamrouche sort de son silence, c’est pour voler explicitement, ou à mots à peine couverts, au secours de l’institution militaire (et pour la circonstance de certains de ses anciens responsables, aujourd’hui en complète déréliction) s’inquiétant de sa cohésion, comme si l’Armée n’avait pas ses propres responsables et ses propres porte-paroles.

On n’aurait aimé que celui qui ambitionnait de transformer profondément l’Algérie, dès 1987, lorsqu’il n’était encore que secrétaire général de la Présidence, s’intéressât à l’avenir de l’école, de l’université, de la recherche, du système de santé, du devenir du modèle social devant l’érosion de la rente pétrolière, de l’emploi des jeunes, de la protection de l’environnement, de l’économie numérique, des énergies renouvelables, de la place de l’Algérie en Afrique, de la fuite massive des ressources humaines les plus qualifiées, etc.

Il est probablement préoccupant qu’un homme qui est dans un état de quasi- impotence physique et intellectuelle veuille se succéder à lui-même pour accomplir un cinquième mandat. Il n’est pas moins inquiétant de faire l’impasse, comme s’y risque Mouloud Hamrouche, sur l’identité de son successeur et du clan qui pourrait l’adouber. La continuité peut être dangereuse, mais le retour en grâce de certaines personnalités qui n’ont jamais agi dans l’intérêt de ce pays, ne l’est pas moins.

*Ali Mebroukine est universitaire, ancien collaborateur du président Liamine Zéroual

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