Le film « Ben M’hidi » de Bachir Derrais, qui devait sortir ce mois de septembre, est interdit de projection en salles en Algérie.
La décision a été prise par le ministère des Moujahidine à travers le Centre national d’études et de recherches sur le mouvement national qui a la charge de suivre les films et documentaires traitant de la guerre de libération nationale (1954-1962).
Sur son compte Facebook, le réalisateur a publié une photo du courrier qui lui a été adressé par le centre dont le siège est à Alger. Dans le document figurent plusieurs observations sur le biopic consacré au parcours de Larbi Ben M’hidi, formulées après le visionnage du film par un comité.
Le comité a notamment demandé au réalisateur de montrer « tous les aspects historiques » relatifs à la vie du colonel Larbi Ben M’hidi, un des fondateurs du FLN, membre du Comité de coordination et d’exécution (CCE), créé après le Congrès de la Soummam en 1956. Arrêté puis torturé par les soldats français à Alger, Larbi M’hidi a été pendu en mars 1957 sous les ordres du général Paul Aussaresses (la version officielle française évoque le suicide dans la cellule).
« Ils n’ont pas approuvé le contenu du film et interdisent sa projection dans la version actuelle. Ils ont trouvé qu’il n’y avait pas beaucoup de violence, pas assez de scène de guerre alors que j’ai fait un film politique. Ils m’ont reproché de n’avoir pas montré la torture, les embuscades, ils voulaient un film à la « Ben Boulaïd » (d’Ahmed Rachedi ). Si je devais les suivre, j’aurais fait un film de cinq heures. Ils ne connaissent pas le cinéma. Ils ne savent pas que le film dure 1h50 dans lequel, on raconte une histoire selon un angle précis », explique à TSA, Bachir Derrais.
« On m’a reproché de porter atteinte aux symboles de la Révolution »
Le comité du Centre relevant du ministère des Moudjahidine n’a pas du tout adhéré au film. « Ils demandent de refaire le film. Ils m’ont demandé pourquoi j’ai montré les désaccords entre les chefs de la Révolution. J’ai notamment montré les différends entre Abane et Ben Bella, entre Ben M’hidi et Ben Bella, entre les gens de l’intérieur et ceux de l’extérieur. Et j’ai évoqué la guerre de leadership. On m’a reproché de porter atteinte aux symboles de la Révolution. Je n’ai rien inventé. Tout est écrit dans les livres de Khider, de Ferhat Abbas et de Benyoucef Benkhedda », a-t-il soutenu.
Fin août 2018, le ministre de la Culture Azzeddine Mihoubi a écrit sur son compte twitter qu’un comité constitué de membres spécialisés dans le mouvement national va se prononcer sur la projection du film après avoir vérifié la conformité du scénario et des faits historiques réels avec ce qui a été réalisé, « par respect à la mémoire et au parcours du héros martyr ». Il a ajouté que c’était une procédure obligatoire.
« Grosso modo, le scénario n’a pas changé. Il y a des petites choses qui ont évolué au fil du tournage. Je ne toucherai pas au plan du film. Je suis un homme libre qui a toujours défendu la liberté d’expression. À la limite, ce que je peux accepter est le visionnage du film par un comité d’historiens indépendants comme Daho Djerbal, Mohamed Harbi ou Benjamin Stora, pas les fonctionnaires du ministère des Moudjahidine. Si ces historiens indépendants me disent d’enlever des choses, je peux vous assurer que j’appliquerai. Cela dit, je rassure les Algériens que le film leur sera montré par tous les moyens. Nous n’allons abandonner cinq ans d’efforts… », insiste Bachir Derrais.
Subventions des ministères de la Culture et des Moudjahidine
« Tout ce qui est entrepris entre dans le cadre de la loi et des procédures prévues dans ce domaine », apprend TSA d’une source autorisée. Le comité du Centre national des études et de recherches sur le mouvement national s’est appuyé sur la loi sur le Moudjahid et le Chahid de 1999, sur l’ordonnance 03/05 de 2003 relative aux droits d’auteurs et sur la loi 11/03 de 2011 relative à la cinématographie.
L’article 6 de la loi 11/03 prévoit que la production des films relatifs à la guerre de libération nationale et à ses symboles est soumise « à l’approbation préalable du gouvernement ». « Sont interdits de financement, la production et l’exploitation de toute production cinématographique portant atteinte aux religions ou à la guerre de libération nationale, ses symboles et son histoire ou glorifiant le colonialisme ou portant atteinte à l’ordre public ou à l’unité nationale ou incitant à la haine, à la violence et au racisme », est-il écrit dans l’article 6 de la même loi.
Notre source rappelle que le film sur Ben M’hidi a reçu une subvention des ministères de la Culture et des Moudjahidine sur la base d’un scénario (écrit par Mourad Bourboune avec une collaboration, entre autres, de Abdelkrim Bahloul et d’Olivier Gorce). « Le réalisateur a déclaré avoir nourri le film avec des témoignages qu’il a lui-même récoltés. Est-ce ces témoignages étaient dans le scénario ou ont été rajoutés ? Visiblement, il a ajouté des choses dans le film. Il devait alors revenir à la commission qui a approuvé le scénario pour être subventionné. Il ne l’a pas fait. Les films qui évoquent les personnalités réelles de la Révolution doivent être conformes aux faits historiques. Personne n’a le droit de jouer avec cela. Vous savez qu’avant de tourner des films religieux, les scénarios sont soumis à des autorités de référence. Al Azhar s’est prononcé sur Al Rissala avant sa réalisation, par exemple. Le réalisateur (Bachir Derrais) dit qu’il ne voulait pas faire de la propagande, mais personne ne lui a demandé de le faire. Ce qui lui a été demandé, par contre, était de respecter le scénario et les lois. Le réalisateur le sait parfaitement. Lorsqu’on s’entend avec un entrepreneur pour la construction d’une maison, il doit se conformer au plan initial. Il n’a pas le droit de changer », a ajouté la même source.
« Le réalisateur est obligé de respecter les observations »
Selon elle, l’État ne peut pas dégager des sommes d’argent pour la production d’un film pour le bloquer après. « Si le réalisateur a financé le film de sa poche, il peut dire qu’il ne changera rien au long-métrage. Or, ce n’est pas le cas. Sa contribution financière est faible. Qu’il annonce combien il a versé pour la production du film !», a-t-elle insisté.
Selon Bachir Derrais, « Ben M’hidi » a été financé à 40% par le ministère de la Culture et à 29% par le ministère des Moudjahidine. « Le reste, c’est moi », a-t-il indiqué.
Azzeddine Mihoubi a, lors d’une interview accordée à TSA en septembre 2017, annoncé que le film « Ben M’hidi » a coûté 70 milliards de centimes, « selon une première évaluation ». « Les décors construits en Tunisie ont consommé 25% du budget du film », a-t-il précisé. « Ben M’hidi » a été tourné à 70% en Tunisie. « Le réalisateur dit qu’il entend réaliser le film, selon ses visions. Et bien, il n’a qu’à chercher les financements. Or, le film est financé par l’État. Le réalisateur est alors obligé de respecter les observations faites par le comité du Centre national d’études et de recherches sur le mouvement national. Il est tenu de rencontrer les membres du comité pour étudier ce qui lui a été reproché », a conclu la source autorisée.
Bachir Derrais a annoncé qu’il est en contact ses avocats et ses partenaires pour « étudier » la situation.