L’Algérie détiendrait la troisième réserve mondiale de gaz de schiste techniquement récupérables (RTR). Abdelmadjid Attar, consultant, expert international en énergie et ancien PDG de Sonatrach, défend l’exploitation de cette source d’énergie. Entretien.
L’Algérie consomme le tiers de sa production en gaz et pétrole, il ne restera pas assez d’ici 2025. Le gaz de schiste serait-il l’alternative ?
Il me semble qu’il n’a jamais été question qu’il n’en reste pas assez d’ici 2025. C’est plutôt la part de production à exporter qui risque de diminuer à partir de 2025, et par conséquent la rente qui fait fonctionner notre économie s’il n’y a pas de renouvellement de nos réserves d’hydrocarbures. Ce renouvellement ne peut être assuré en principe que soit par l’exploration (découverte de volumes conventionnel supplémentaires), soit par l’amélioration des taux de récupération dans les gisements actuels, soit aussi par au moins la compensation progressive du taux de croissance de la consommation énergétique à travers de nouvelles capacités de production d’énergie renouvelable.
L’approvisionnement du marché intérieur étant quand même la priorité, il n’y aura par conséquent qu’un problème de rente à cet horizon, bien que de toutes les façons ce problème est déjà d’actualité du fait de la baisse du baril depuis 2014, c’est à dire un facteur incontrôlable et en ce moment très imprévisible.
Par contre c’est à l’horizon 2030 et au-delà que la situation sera préoccupante si aucune des trois solutions que je viens de citer ne sera réalisée d’ici là, ce qui m’amène à dire qu’il vaut mieux être prudent et prévenir une quatrième alternative qui correspond à l’exploitation du gaz de schiste.
L’exploitation du gaz de schiste n’est donc plus un choix, mais une obligation ?
Permettez-moi de revenir aux quatre solutions que je viens de citer et sans rentrer dans des détails techniques inutiles. En ce qui concerne les possibilités de renouvellement par de nouvelles découvertes, il n’y a au stade actuel des connaissances aucune certitude de découvertes conventionnelles dont le volume serait en mesure de compenser le soutirage annuel à partir des réserves existantes.
Il y a bien sûr encore du potentiel dans beaucoup de zones et par conséquent des hydrocarbures à découvrir encore, mais c’est de plus en plus complexe, plus petit en volume, plus couteux, et plus difficile à exploiter, avec donc une capacité de renouvellement plus faible et surtout plus étalée dans le temps. C’est une opinion qui n’engage que moi – et je souhaiterai même que je me trompe -, mais c’est la loi de la nature, de la géologie, hélas puisqu’il s’agit de ressources non renouvelables.
En ce qui concerne l’amélioration des taux de récupération dans les gisements de pétrole brut conventionnelle, c’est à dire le volume total de pétrole pouvant être soutiré de n’importe quel gisement, il est en moyenne pour l’Algérie de 30 à 35%. Mais il peut nous réserver de bonnes surprises, surtout au niveau du gisement de Hassi Messaoud dont 1 à 2% d’augmentation correspondra à une découverte plus importante que toutes celles réalisées durant les deux dernières décennies.
Il faudra donc beaucoup investir dans les nouvelles technologies d’exploitation. Par contre en ce qui concerne le gaz naturel conventionnel, son taux de récupération moyen est déjà de 70 à 80% avec peu de chance de dépasser les taux déja connus pour les différents gisements existants. Or, ce dernier est non seulement la source principale de notre consommation énergétique, mais aura aussi tendance à correspondre à la majeure partie de notre production d’hydrocarbures, et de nos exportations.
Nous produirons donc plus de gaz que de pétrole au cours de la décennie à venir, nous en consommerons de plus en plus aussi durant la période de transition à l’horizon 2035, et il est très probable que le gaz soit aussi la principale source de rente pour la même période. Le niveau des réserves conventionnelles actuelles ne pourra pas répondre à tous ces besoins, d’où une autre incertitude au delà de 2030-2035 pour le gaz naturel.
Et en plus de cela le taux de croissance de la consommation d’énergie (électricité et gaz naturel) est en train de battre des records chaque année (+5 à 8% en moyenne). Si je dois citer aussi le peu de performances en matière d’économie d’énergie à cause principalement de son prix de cession et sa subvention, je pense qu’il y a là aussi une incertitude qu’il vaut mieux prendre en considération.
Quand vous avez en perspective trois incertitudes de taille comme celles-ci sur une période qui est en réalité très courte (2018-2030) pour pouvoir les solutionner, sachant aussi qu’aucune de ces solutions ne sera suffisante à elle seule, et une possibilité d’exploiter une ressource non conventionnelle comme le gaz de schiste, même si ce dernier est lui aussi très complexe à tous les points de vue (technologique, financier, environnemental, et sociétal), vous êtes au moins dans l’obligation de travailler sur les quatre incertitudes.
Le gaz de schiste n’est plus un choix mais une obligation. Il ne faut pas le considérer comme une source de rente financière qui devra être générée par d’autres activités à l’avenir, mais comme une source d’énergie susceptible de prendre le relai des autres sources, dans un mix énergétique à compter de 2030 pour assurer la sécurité énergétique de l’Algérie et amoindrir la pression sur les réserves conventionnelles qui continueront à jouer un rôle important dans l’économie algérienne bien au-delà de 2040.
Le ministre de l’Énergie a promis que rien ne sera fait en mettant en danger la santé des citoyens. Ce gaz fait, pourtant, des ravages sur l’environnement. Comment les autorités comptent-elles s’y prendre ?
Qu’il s’agisse du gouvernement, du ministre ou du PDG de Sonatrach, ils ont l’obligation de protéger d’abord la santé des citoyens. Je sais que vous êtes en train de faire référence au dernier rapport du CNUCED sur le gaz de schiste que j’ai lu et analysé aussi. C’est une excellente analyse, très pertinente, avec des données fiables dans l’ensemble, mais il ne faut pas tenter de comparer entre tel ou tel pays, ou encore ce qui s’est fait dans le temps çà et là.
Cette analyse a “mis le doigt” sur les erreurs et les nuisances environnementales provoquées ou pouvant l’être, mais elle a abouti à de nombreuses recommandations surtout destinées à prévenir et éviter les erreurs et nuisances environnementales, grâce aux progrès technologiques survenus et à survenir, et bien sur une régulation stricte avec des moyens de contrôle et de suivi de l’activité hydrocarbures non conventionnels. Je suis certain que si une analyse pareille avait été faite il y a des dizaines d’années sur l’exploitation des hydrocarbures conventionnels, le même constat aurait été fait avec les mêmes recommandations.
C’est ce qui me fait dire que la réaction et la pression des populations vis à vis de l’exploitation du gaz de schiste est légitime, et même la bienvenue, parce que les autorités du pays l’ont prise en considération et vont non seulement mettre en place la régulation adéquate en plus de ce qui a été déjà fait en 2013, mais aussi en matière d’organisation de l’activité, des moyens de contrôle, de suivi, et de protection de la santé, de l’eau, et de l’environnement.
Pensez-vous que les compagnes médiatiques suffiront pour faire admettre cette option aux populations concernées et éviter de nouvelles frondes ?
Tout dépend surtout comment elles sont menées, avec qui, de la transparence et la fiabilité des informations qui sont échangées, de la nécessité de permettre à la société civile de prendre connaissance des programmes et des activités pour les rassurer et éventuellement prendre en considération leurs craintes légitimes.
Il faudra mettre en place une organisation adéquate permettant un contact continu. C’est ce qui commence à être mis en place dans toutes les régions du monde où cette activité se déroule dans un espace partagé avec des activités humaines.
Le manque d’infrastructures adaptées, de connaissances et de compétences spécifiques pourrait-il constituer un frein au lancement de cette activité ?
Ceux sont justement ces contraintes en matière d’appareils de forage, de techniques de forage et de stimulation, de moyens logistiques à mettre en œuvre, qu’il faut préparer avant de se lancer dans l’exploitation dans quelques années. Pour le moment et d’après mes connaissances, Sonatrach en est juste au stade des évaluations et des essais de production dans le but de déterminer les moyens et l’organisation nécessaires.
Personnellement je pense que la meilleure voie passe par le partenariat, non pas que les cadres de Sonatrach sont incapables de le faire seuls mais parce que l’investissement à consentir est énorme et comme quand une activité pareille démarre elle doit s’accroitre de façon continue et surtout ne pas s’arrêter en cours de route. Il faudra forer des dizaines de milliers de puits.
Qu’en est-il de la fracturation hydraulique, cette méthode d’extraction du gaz de schiste très controversée à laquelle pourrait avoir recours l’Algérie ?
Il faut préciser qu’elle était déjà pratiquée depuis les années 80 par Sonatrach dans les puits verticaux, sans problème. Pour le gaz de schiste il faut le faire dans des drains horizontaux multiples à partir d’une seule plateforme, ce qui nécessite plus de moyens en surface (technologique et logistiques).
Le risque de mise en contact des fractures avec l’aquifère Albien ou Continental terminal est vraiment mineur puisque la distance qui les sépare (de 1.000 à 2.000 mètres) dans le cas de l’Algérie n’a rien à voir avec celle qui existe parfois aux USA (300 à 500 mètres).
En fait le seul et le plus gros problème qui demeure et auquel il faut faire très attention est lié aux rejets des eaux de fracturation en surface durant l’exploitation. Ceux-ci nécessitent une attention particulière en matière de récupération, traitement et stockage. Et c’est à ce niveau que la réglementation, le contrôle et le suivi prennent toute leur importance. C’est d’ailleurs ce point précis qui est mis en évidence dans le rapport de la CNUCED.
Il reste encore le problème des volumes d’eau utilisés, bien que de nos jours on commence à utiliser aussi des eaux qui ne sont pas destinées à l’alimentation en eau potable ou l’agriculture (eaux salées et sulfatées qui existent dans plusieurs couches sédimentaires au Sahara). Il faut, peut-être, préciser que les 300.000 puits fracturés aux USA à raison d’environ 15.000 m3 d’eau par site de forage n’ont consommé que 4,5 milliards m3 d’eau.
Je doute que l’Algérie puisse en forer autant dans les 20 ou 30 prochaines années, même si le complexe aquifère Albien renferme 45.000 milliards m3 d’eau. Selon mes estimations le prélèvement pourrait atteindre au maximum 150 à 200 Millions m3 par an en plein régime (200 pads de 10 puits X 10 fracturations), soit un cumul de 3,5 à 5 milliards de m3 maximum pour des performances identiques à celles des USA. Les prévisions d’exploitation du complexe aquifère saharien (Albien et continental terminal) à l’horizon 2040, y compris le soutirage en cours pour Tamanrasset et celui prévu pour les hauts plateaux est de 3,23 milliards m3 par an, soit approximativement 100 milliards m3. La capacité de soutirage actuelle de ce complexe pour le seul Sahara central est de 3,5 à 4 milliards m3 par an.
On voit donc que les besoins de l’exploitation du gaz de schiste sont minimes par rapport à tous les autres, sans compter que les progrès technologiques seront certainement là avant 2040 pour modifier non seulement les procédés d’exploitation, mais aussi les modèles de consommation énergétique.
Hormis leur coûts, qu’est-ce-qui empêcherait l’Algérie d’investir dans les énergies renouvelables au lieu du gaz de schiste, telle qu’a été recommandé par la Cnuced ?
Je vous ai parlé plus haut de la nécessité de travailler et mettre en œuvre toutes les actions destinées à garantir la réussite de la transition énergétique en Algérie à l’horizon 2030 et au-delà, car à priori aucune des voies ou des ressources ne suffira à elle seule, et c’est ce qui se passe dans tous les pays du monde sans exception. La Cnuced elle-même ne recommande pas une seule solution à savoir les énergies renouvelables, puisqu’à l’échelle mondiale ” Selon les scénarios des politiques actuelles et des nouvelles politiques de l’AIE, la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique mondial devrait se situer entre 16.1 et 19.3 pour cent en 2040. D’après le scénario le plus optimiste de l’AIE – scénario 450 – cette part pourrait atteindre 31 pour cent d’ici 2040. Ce scénario est particulièrement optimiste ” (Rapport Cnuced).
Le programme algérien ENR ne prévoyait lui-même initialement en 2011 que 22.000 MW de capacités ENR à installer d’ici 2030 pour atteindre 27% des capacités de génération électrique, et 37% des besoins de consommation. Bien que je ne doute pas de la volonté politique du gouvernement pour poursuivre ce programme qui nécessite probablement plus de 100 milliards dollars d’investissement, je doute personnellement que cet objectif soit atteint en 2030 ni peut être même en 2035. Cela veut dire que le reste de la consommation énergétique au-delà de cet horizon, ainsi que la rente financière entre aujourd’hui et 2035 continueront à être assurées par les hydrocarbures qu’ils soient conventionnels ou non.
Je considère donc qu’il faut non seulement investir, tenter de rattraper le retard et même accroitre les investissements dans les énergies renouvelables, et l’économie d’énergie, mais aussi toutes les autres formes de sources d’énergie. Le gaz de schiste en est une puisque son volume est estimé à 22.000 milliards m3 techniquement récupérables. Il est évident que l’Algérie ou la Sonatrach n’ont pas pour le moment les moyens technologiques et financiers pour les exploiter, mais cela est tout à fait réalisable à terme pour peu que nous le permettions en partenariat avec une réglementation adaptée comme nous l’avons fait en 1986 pour les hydrocarbures conventionnels, et sans recourir à une prise de risque financier par Sonatrach. Il va de soit aussi sans risque environnemental.