Vendredi, les forces de l’ordre ont empêché pour la première fois le déroulement du 117e acte du Hirak, opérant plus 700 arrestations parmi les manifestants dans une vingtaine de wilayas, selon le décompte de la Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADDH).
Seize journalistes et photographes de presse, des opposants, des universitaires ont été arrêtés durant cette journée. La majorité des personnes interpellées ont été relâchées, mais selon le Comité pour la libération des détenus (CNLD), 44 manifestants ont été placées sous mandat de dépôt dans six wilayas : Alger (14), Sétif (22), Bordj Bou Arreridj (5), Biskra (1), Constantine (1) et Chlef (1).
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Hier mardi, la marche hebdomadaire des étudiants n’a pas eu lieu, après deux mardis de répression.
Cette vague d’arrestations survient après le communiqué du ministère de l’Intérieur exigeant une autorisation pour les marches du Hirak.
Une décision motivée par « des dérapages et des déviations graves, ne prenant pas en compte les désagréments causés aux citoyens et les atteintes à leur liberté, à travers les agissements de certaines personnes qui changent la direction de leur manifestation à chaque fois », selon le communiqué publié dimanche 16 mai.
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Le Hirak est-il désormais considéré comme hors la loi par le pouvoir ? Nous avons posé la question à trois figures du mouvement populaire : le président de l’association RAJ Abdelouahab Fersaoui, le vice-président de la LADDH Saïd Salhi et l’économiste et consultant Smain Lalmas.
« L’instabilité politique actuelle a gelé toute possibilité de développement ».
Le mouvement citoyen « depuis son début en 2019 a été considéré comme une entité hors la loi », explique d’emblée M. Lalmas.
« Aujourd’hui encore, c’est la même idée qu’à le pouvoir du Hirak », note M. Lalmas qui dénonce « la démonstration de violences et de répression injustifiée de la part du pouvoir contre une révolution purement pacifique » en référence aux incidents qui ont émaillé la 117e marche du vendredi.
Des journalistes, des professeurs d’université, des politiciens figuraient parmi les personnes interpellées dont une quarantaine a été placée sous mandat de dépôt.
« Ces détentions n’ont pas lieu d’être », estime Lalmas qui fait partie des manifestants interpellés vendredi avant d’être relâché. Smain Lalmas critique l’approche politique consistant à organiser des législatives le 12 juin jugeant qu’elles ne sont pas une solution.
« Passer par ces élections pour traiter une crise politique aussi profonde est un peu réducteur », pointe Lalmas qui s’alarme par ailleurs que l’instabilité politique actuelle « a gelé toute possibilité de développement ».
« Ces pratiques ne datent pas d’aujourd’hui »
« Ces pratiques ne datent pas d’aujourd’hui, le pouvoir a toujours essayé d’en finir avec le Hirak et avec les marches », estime Abdelouhab Fersaoui président de RAJ, dans une déclaration à TSA.
« Il a essayé les campagnes de propagande, le dénigrement et l’interpellation des hirakistes. Il a essayé de récupérer et de folkloriser le Hirak en l’inscrivant dans (le préambule de) la Constitution (du 1er novembre 2020) en chantant les louanges du Hirak à chaque tournant », ajoute-t-il tout en précisant que « ces manœuvres n’ont pas pu affaiblir ni casser le Hirak ».
« Le pouvoir est passé à une vitesse supérieure dans la répression du Hirak, et pour s’y faire il cherche à légitimer et justifier cette répression, en prétendant que le Hirak a été dévié alors qu’il ne l’est pas. Le communiqué du ministre de l’Intérieur (soumettant toute marche à une autorisation préalable) vise à justifier la répression des marches », analyse Fersaoui.
Il qualifie cette décision de « liberticide, injuste et en contradiction avec les lois que le pouvoir a lui-même élaborées », notamment la nouvelle Constitution « qui stipule clairement que les rassemblements et autres marches et toute activité associative sont soumis à un régime déclaratif alors qu’aujourd’hui on veut imposer une décision illégale et anticonstitutionnelle ».
Pour Fersaoui, l’objectif visé « est d’en finir avec les marches populaires pacifiques et de légaliser la répression ».
Le vice-président de la Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADDH), Saïd Salhi, remarque lui aussi que le Hirak ait pu déjouer toutes les tentatives visant à l’affaiblir et à le diviser.
« Les décisions du pouvoir ne vont pas arrêter la mobilisation du Hirak parce que celui-ci est un processus, un mouvement qui s’inscrit dans la durée. Il ne va pas s’arrêter. Il y aura des vagues, des moments forts et d’autres de recul en fonction des situations, mais je suis convaincu de la maturité du peuple algérien qui est conscient des enjeux et qu’il ne va pas arrêter sa marche vers la liberté, la démocratie et l’instauration d’un Etat de droit », lance-t-il.
« L’approche sécuritaire expose le pays à des risques et dérapages »
« L’approche politique du pouvoir a échoué », estime Saïd Salhi qui ajoute : « Le gouvernement reconnait aujourd’hui son échec par rapport à tout ce qu’il a décliné comme feuille de route, et il revient à sa nature première, celle autoritaire avec une approche sécuritaire qui se décline de plus en plus ».
« Le Hirak n’est pas à son premier bras de fer avec le pouvoir », rappelle Salhi. « Nous l’avons vu auparavant avec l’élection du 12/12 (présidentielles du 12 décembre 2019), durant laquelle on a assisté à une campagne d’acharnement, d’arrestations et de répression dans plusieurs wilayas. On a vu qu’en pleine pandémie comment le pouvoir avait mené une campagne massive et ciblée contre des activistes du Hirak, mais à chaque fois le peuple a résisté à cette tentation autoritaire », relève Saïd Salhi.
Le vice-président de la LADDH s’offusque du fait que « ce soient les acquis du soulèvement du 22 février qui sont aujourd’hui remis en cause et attaqués ».
« Notamment les manifestations publiques, car il faut rappeler que l’un des premiers acquis du Hirak justement c’est la réappropriation par le peuple de l’espace public fermé pendant des décennies. Le Hirak a aussi libéré la parole publique », rappelle-t-il.
Le vice-président de la LADDH, qui se dit serein pour le devenir du mouvement citoyen pacifique, redoute néanmoins de voir « l’approche sécuritaire exposer le pays à des risques sérieux, notamment en termes de dérapages dont le pouvoir portera la responsabilité ».
« Le néo-Hirak fait du surplace »
L’interdiction des marches du Hirak était dans l’air depuis plusieurs mois. Pour les autorités, il y a deux Hirak : l’originel et le nouveau. S’il ne rate aucune occasion pour encenser le premier qui a permis à l’Algérie de se débarrasser de Bouteflika et sa caste, il s’est attelé à s’attaquer au second.
Après avoir opté pour des arrestations ciblées de militants et d’activistes, le pouvoir a décidé de passer à l’acte, en interdisant carrément les marches hebdomadaires.
Le 16 mars, le ministre de la Communication, porte-parole du gouvernement déclarait que « le néo-Hirak » faisait du « surplace » et « s’installait dans l’impasse ».
« A l’origine, mouvement transcourant et transgénérationnel, il a fini par être parasité par certains courants politiques qui l’ont rejoint pour mieux le faire dévier de sa vocation citoyenne, patriotique, démocratique et plurielle. Il est donc à craindre que le Hirak s’inscrive de plus en plus dans le prolongement de ces « bouleversements préfabriqués, qui, au demeurant, révèlent chaque jour davantage leur caractère contre-révolutionnaire »», expliquait-il allusion au « printemps arabes ».
Deux mois après, le 16 mai, le ministère de l’Intérieur exigeait une autorisation pour manifester, et deux jours après, le Haut conseil de sécurité (HCS) classait les mouvements Rachad et MAK comme organisations terroristes.