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Le passage à l’anglais est inévitable

Le passage à l’anglais est inévitable

CONTRIBUTION. On vole au secours de la langue française presque instinctivement dès qu’un ministre a le courage de proposer de sortir l’Algérie de son isolement du monde ainsi que de la recherche scientifique par sa politique linguistique qui, depuis 1962 favorise, directement ou indirectement, l’usage de la langue française.

On s’accommode de la politique qui a réduit la langue arabe aux domaines de la littéraire et des sciences sociales qui continue quand même de favoriser la langue française. On accepte que nos leaders s’expriment en français ici et là. Mais, sacrilège ! Qui peut attenter à la suprématie, maintenue par l’inertie des uns et la volonté des autres, de ce qu’un intellectuel francophile appelait affectueusement, lors d’une conversation récente, « la langue de Molière », et que feu Kateb Yacine, avec tout le respect je lui dois, a malencontreusement qualifié de « butin de guerre, » oubliant que la guerre n’a pas encore fait son compte à cette langue, et que cette langue a jusqu’à présent réussi là où la guerre semble avoir échoué.

L’enjeu de la guerre était-il la langue du colonisateur? Est-ce pour cela que nous nous battons entre nous, craignant la fin de nos illusions identitaires si on nous privait du monopole linguistique que nous exerçons sans vergogne contre le peuple de l’Algérie profonde qui se demande qui nous sommes.

Je ne connais pas M. Bouzid, et donc je ne m’aventurerais pas à le défendre, bien que, à l’inverse de votre article, je ne pourrais pas non plus lui attribuer des motivations politiques anti-françaises.

Je tiens simplement à apporter un témoignage, n’étant ni pour ni contre la langue française: je suis arabophone, francophone, et anglophone. Je parle en mon personnel en tant qu’universitaire qui voyage beaucoup dans le cadre de son travail. Contrairement à ce que votre article affirme, l’Algérie est plus, non moins, isolée même de ses voisins les plus proches comme le Maroc et la Tunisie, où de plus en plus de personnes, parmi lesquels les intellectuels, parlent et/ ou comprennent l’anglais.

Le monde des échanges commerciaux, universitaires, et touristiques évolue dans la langue anglaise. La France elle-même s’est mise à la langue anglaise qu’elle enseigne dans ses écoles primaires, et que ses instituts adoptent comme deuxième langue d’instruction. Cependant, elle accompagne ce réalisme linguistique d’une politique culturelle qui encourage l’enseignement de la langue française dans ses anciennes colonies, soit par le truchement de « la francophonie, » soit par la diffusion d’arguments tels que ceux évoqués par votre article, qui passent pour des vérités dont la banalité seule devrait nous les faire questionner.

Comment peut-on rester indifférent à la politique de sauvegarde de la langue française dans sa chasse gardée qu’est devenue l’Algérie pour la France, quand M. François Hollande, déclare, avec beaucoup de fierté, devant l’Assemblée populaire nationale à Alger, lors de sa visite en décembre 2012, que « l’Algérie est le deuxième grand pays…d’expression française. »

Ce qui intéressait M. Hollande en premier lieu c’était, de toutes les questions pressantes qui auraient dû l’occuper, la perpétuation de sa langue et par là même de la politique linguistique coloniale de son pays qui s’évertua par tous les moyens possibles et imaginables de marginaliser l’arabe tout au long du 19e siècle. Je passe sur cette histoire aussi cynique que cruelle que mon compatriote Kateb Yacine a bizarrement éludée.

Aujourd’hui, cette même France qui peine à endiguer la diffusion de l’anglais parmi ses propres citoyens, s’inquiète de l’amenuisement de son aire linguistique si l’anglais devait faire son entrée en Algérie. Pourtant, cette langue permettrait de secouer les habitudes de pensée, enracinées qu’elles sont dans un passé colonial que la langue charrie d’une façon ou d’une autre.

L’ouverture sur l’anglais est aussi une ouverture sur un autre mode de réflexion, de savoir faire, d’attitude vis-à-vis du monde et de soi. Ceux et celles d’entre nous qui sont passés du français à l’anglais en ont retiré un regain de connaissance de soi et de liberté. On s’affranchit d’une certaine colonialité subtile qui nous échappe d’abord mais dont on devient conscient par l’apprentissage d’une nouvelle langue aussi porteuse de sa propre critique.

On se rend compte du chemin à couvrir avant de parvenir à se « décoloniser ». On se voit tel qu’on est, prisonnier de schémas quasi réflexifs devenus autocenseurs; on se découvre la capacité de décoder les non-dits tapis sous les expressions toutes faites, telle que « butin de guerre. » On se demande alors pour qui et pourquoi cette langue est-elle un « butin de guerre? » Pour celui qui ne l’a jamais parlée et qui a pris les armes pour libérer son pays ? Pour le petit-bourgeois qui s’emploie à la parler à la perfection pour épater le Français soucieux de préserver sa langue ?

Adopter l’anglais ne signifie pas l’abandon du français qui a enfermé les Algériens dans un espace restreint, mais bien une grande ouverture sur le monde de la connaissance et des rapports intercontinentaux. Cela signifie aussi adopter une langue qui est plus facile à apprendre et pour laquelle les Algériens ont des capacités réelles. Cela demande un ajustement personnel, une prise de conscience de ce que nous sommes, et de ce que nous voulons être.

Ainsi, le problème n’est pas de s’évertuer à trouver des raisons pour maintenir le monopole de fait qu’exerce la langue française en Algérie, mais d’œuvrer pour mettre sur place un programme cohérent et efficace pour faire sortir le pays de son long sommeil linguistique.

Personnellement, j’espère ne plus entendre, toujours avec un pincement au cœur, un étranger me dire: « j’ai choisi l’Algérie pour ma bourse parce que cela me permettra d’apprendre le français! » Que le pays se désenclave donc ! L’adoption de la langue anglaise est une nécessité vitale.


*Marnia Lazreg est Professeure de sociologie- Hunter College et Graduate Center,City University of New York

– Auteure de « Torture and the Twilight of Empire: From Algiers to Baghdad, » et "The Eloquence of Silence : Algerian Women in Question.


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