La situation en Algérie a connu une évolution majeure durant la dernière semaine de mars 2019, avec l’armée qui rejoint le peuple, et un débat engagé sur la gestion de l’après-Bouteflika.
Position de l’armée
Le général Ahmed Gaïd Salah a été, pendant une longue période, un des principaux soutiens du président Abdelaziz Bouteflika. Il avait pris l’habitude de s’exprimer en tant membre du gouvernement, partisan du cinquième mandat.
Depuis quelques semaines, il a changé d’attitude et de discours. Sa déclaration, le 26 mars à Ouargla, puis le communiqué de samedi 30 mars, à l’issue d’une réunion regroupant le commandement de l’ANP, tranchent avec les attitudes du passé.
Le général Gaïd Salah exprime désormais le point de vue d’une institution, qui se veut unie, soudée, et qui affiche clairement qu’elle est sur la même longueur d’ondes que le peuple contestataire.
En affirmant qu’il est « impératif » d’aller à une solution de la crise actuelle, et que cette solution passe par « l’activation » des articles 7, 8 et 102 de la constitution, l’ANP revient -il est possible de le dire sans flagornerie ni surenchère-, à l’esprit de novembre. Elle est avec le peuple. Elle rappelle que la souveraineté appartient au peuple, lequel l’exerce à travers les institutions. Elle dit clairement au président Bouteflika que la légitimité du peuple est au-dessus des ambitions d’un chef d’Etat, et l’invite se retirer pour permettre au pays d’aller vers de nouveaux horizons.
De par sa nature, l’armée ne peut pas cautionner un vide qui se concrétiserait selon une formule suggérée par un dégagisme général, « yetnehaou gaa ». Elle ne peut non plus cautionner un écroulement de l’Etat et des institutions. Elle propose donc un plan en deux parties : le départ du président Bouteflika, et le lancement des mécanismes de la succession.
Le départ du président Bouteflika relève d’une simple question de timing et de formes. C’est une question de jours, de semaines. Son maintien est devenu totalement impossible. Ce n’est plus une question centrale, c’est devenu un détail.
Article 102 : des institutions inadaptées et défaillantes
Le chef d’état-major de l’armée a proposé une sortie de crise par l’application de l’article 102 de la constitution, qui permet de prononcer l’inaptitude du président Bouteflika à exercer ses fonctions.
Cette mécanique donne au pouvoir un délai raisonnable pour s’organiser et organiser la succession. Une élection présidentielle organisée au bout du processus peut permettre au système de régler la question du pouvoir, mais constitue une option dangereuse pour le pays. Car mettre en place une succession avec les mécanismes et actuels et les acteurs actuels risque fort de déboucher sur une reconduction d’un système revigoré, débarrassé de ses symboles les plus négatifs.
En outre, une élection présidentielle va forcément pousser ceux qui entrent dans la course à s’inscrire dans une fausse compétition. Leur démarche va contribuer à tuer la contestation, qui constitue clairement une menace pour eux. Or, le souffle, l’esprit de la contestation, de l’aveu même de l’état-major de l’armée, est ce qui pouvait arriver de mieux au pays.
La formule proposée par l’armée contient également une faille sérieuse. Elle propose une sortie de crise dans le cadre de l’article 8, c’est-à-dire dans le cadre des institutions actuelles, à charge pour le peuple de les investir et de leur donner vie. Or, ces institutions ont été incapables de prévenir la crise. Elles ne peuvent offrir une sortie à une crise qu’elles n’ont pu éviter. La preuve en est offerte par l’armée elle-même : elle souhaite l’application de l’article 102 de la constitution, mais personne ne sait qui doit l’appliquer, selon quelle procédure, alors que cette disposition aurait du être mise en branle dès 2013.
Vouloir à tout prix rester dans un cadre institutionnel n’a pas de sens. C’est le chef de l’Etat en exercice qui a violé la constitution, en annulant la présidentielle du 18 avril et en prolongeant son mandat, en dehors de toute règle légale.
Enfin, l’article 102 est un désaveu pour le général Gaïd Salah lui-même. L’appliquer aujourd’hui, c’est reconnaître que le pays a perdu six ans. Pourquoi ne l’avoir pas appliqué pendant toutes ces années?
Transition = stagnation
La formule proposée par l’opposition et les animateurs de la contestation consiste à organiser une période de transition avant de revenir à un ordre institutionnel nouveau. Peu importe dans quel ordre sera menée l’opération.
Cette formule est tout aussi inefficace, voire dangereuse. Une transition, c’est quelque chose qui évolue en fonction du rapport de forces du moment. Elle sera faite de tâtonnements, de propositions et contre-propositions, de menaces de quitter la table, etc. C’est un processus favorable aux marchandages entre des acteurs inégaux, à la représentativité inconnue, sans que personne n’assume la responsabilité. C’est encore plus vrai si la transition est menée par une équipe : soit un membre prééminent, agissant le plus souvent au nom de l’armée, impose ses vues et les fait endosser aux autres membres, soit c’est une dilution totale des responsabilités pour occulter l’échec du processus.
L’Algérie a déjà vécu un processus de transition. Elle a même eu un Conseil National de la Transition (CNT). On connait son bilan. Est-il nécessaire de refaire les mêmes erreurs?
Construire un nouveau consensus dynamique
Plutôt que d’aller vers une transition « technique » ou une succession qui se voudrait légaliste, l’Algérie doit aller à une formule plus complexe, mais plus politique, à la mesure de ces manifestations qui ont rendu au pays sa fierté : reconstruire un consensus national, avant de le traduire en actes.
Les grandes œuvres du pays ont toujours été marquées par l’élaboration d’un consensus national, dont le contenu a été ensuite mis en œuvre. C’est toute la signification du congrès de la Soummam.
Aujourd’hui, l’urgence n’est pas de prendre des décisions techniques ou juridiques, d’élire des gens ou de fixer des échéances électorales. La question centrale, c’est de définir les valeurs, les normes, les règles qui unissent les Algériens pour aller ensemble à la construction d’un projet Algérie. Ensuite sera engagée une opération pour se donner les institutions et les instruments qui permettent de concrétiser ce consensus.
Cela peut très bien se faire par le biais d’un homme, jeune ou expérimenté, de la première ou la seconde génération, issu des rangs de l’armée ou non, peu importe, l’essentiel étant qu’il saura jeter les ponts entre:
une armée qui replace la souveraineté populaire au-dessus de tout;
un Etat qui doit redevenir au service du citoyen;
une société politique qui aspire à participer à la gestion des affaires du pays;
un peuple qui est sorti pour faire l’histoire en montrant à la fois ses ambitions, sa force, sa générosité et sa disponibilité.
En cette fin mars 2019, l’armée a engagé sa responsabilité. Elle était déjà l’acteur central du jeu politique. Le départ proche du président Bouteflika va renforcer ce rôle. Elle sera contrainte d’assumer ses responsabilités. Autant les assumer pleinement, et engager un projet qui change l’histoire du pays.
*Abed Charef est journaliste, écrivain