Situation tendue en Tunisie. Si dans les heures qui ont suivi les annonces du président Kaïs Saied, les rues de Tunis et des autres villes avaient plutôt vibré au rythme de manifestations de joie, la journée de ce lundi a été marquée par la protestation des partisans du mouvement Ennahda.
Dans la soirée de dimanche 25 juillet, jour anniversaire de la proclamation de la République, le président tunisien est passé à l’acte et a pris des décisions quelque peu attendues après plusieurs mois de bras de fer avec le président du Parlement, Rached Ghanouchi – chef du parti islamiste Ennahda – et le chef du gouvernement soutenu par le mouvement, Hichem Mechichi.
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Kaïs Saied a limogé le chef du gouvernement, suspendu le Parlement et levé l’immunité de ses membres. Le nouveau chef du gouvernement, qu’il désignera, sera responsable devant lui et non devant le Parlement. Le président contrôle aussi désormais le pouvoir judiciaire en mettant le parquet général sous sa coupe.
L’article 80 de la Constitution de 2014 est évoqué pour justifier ces chamboulements décidés avec la bénédiction des principaux responsables militaires et de l’appareil sécuritaire.
Jusque-là, il n’y a donc pas de remise en cause franche du processus révolutionnaire et démocratique entamé en 2011. D’autant plus que les décisions présidentielles ont fait suite à une demande incessante de la rue qui a réclamé des changements, notamment la dissolution du Parlement par des manifestations organisées le jour-même.
Le mouvement Ennahda, au pouvoir depuis les élections législatives de septembre 2019, est décrié par une partie de la population à cause de la dégradation de certains services publics et surtout pour l’incapacité du gouvernement à juguler la crise sanitaire. La Tunisie a enregistré 18 000 morts dues au covid, soit l’un des taux de morbidité les plus élevés au monde.
Le coup de balai de Saïed était donc attendu et accueilli favorablement par une partie de la classe politique et de la rue. Mais il ne fait pas l’unanimité. Immédiatement après les annonces présidentielles, le mouvement Ennahda a dénoncé « un coup d’État contre la Constitution et la révolution » et appelé les Tunisiens à « défendre la révolution ».
Ghanouchi a tenté dans la nuit de se rendre au siège du Parlement avec quelques fidèles, mais il a été empêché par des unités de l’armée déployées autour du bâtiment.
Toutes les options restent possibles
L’ancien président de la République, Moncef Marzouki, s’est prononcé contre l’initiative présidentielle, dénonçant lui aussi un coup de force. « La Tunisie vient de quitter le cercle des États évolués pour retourner dans celui des pays sous-développés », a-t-il déclaré dans la nuit sur les réseaux sociaux.
Ce lundi, les militants du parti islamiste ont répondu à l’appel de Ghanouchi et se sont rassemblés devant le siège du Parlement. Des échauffourées ont éclaté entre les partisans des deux camps et des blessés ont été signalés.
En pleine crise sanitaire qui la frappe de plein fouet, la Tunisie plonge donc dans l’instabilité politique.
Redressement pour les uns, coup d’État pour les autres ou encore clap de fin pour la révolution pour certains, ce qui se passe en Tunisie suscite des interrogations sur l’avenir du pays et de sa jeune démocratie.
De toutes les révolutions arabes de 2011, celle du Jasmin en Tunisie est la seule à avoir débouché sur une démocratie et non sur le chaos comme en Libye, en Syrie et au Yémen, ou sur la dictature, comme en Égypte.
La Tunisie est-elle en train de suivre l’une de ces deux voies ? Difficile de l’affirmer à ce stade où les véritables intentions du chef de l’État et de l’appareil militaro-sécuritaire qui l’a soutenu ne sont pas connus.
Saïed affirme vouloir sauver le pays et mettre fin à la mauvaise gestion et aux détournements et, surtout, soutient qu’il n’a pas agi en dehors de la Constitution.
Tout dépendra néanmoins de ce qu’il fera dans les semaines et mois à venir. Les passages menaçants de son discours de dimanche soir laissent planer le spectre d’un scénario à l’égyptienne et la disqualification définitive du mouvement Ennahda.
Kaïs a en effet promis des poursuites contre tous ceux qui se seraient rendus coupables de détournement et autres forfaits et surtout « des rafales contre quiconque tirera une seule balle ».
On n’en est pas encore là, mais ce qui se passe en Tunisie démontre encore une fois toute la complexité de la donne islamiste dans le processus de démocratisation du monde arabe. La règle des révolutions du printemps arabe risque de n’avoir même plus d’exception pour la confirmer.