Le Père Paul vit en Algérie depuis plus de quarante ans. Arrivé de France dans les années 1960 pour suivre sa formation de prêtre à Ghardaïa, il prend ensuite ses fonctions dans les ordres à Constantine, pendant près de trente ans. Lorsqu’on l’interroge sur la communauté chrétienne en Algérie, il tient à nous rappeler une chose essentielle : il convient de distinguer plusieurs catégories de chrétiens : les catholiques membres d’une congrégation, présents en Algérie depuis plusieurs décennies, les Algériens convertis et les chrétiens venus d’Afrique sub-saharienne.
« Pour les pères et les sœurs qui vivent ici depuis longtemps, le ramadan est souvent un temps de relations avec leurs amis musulmans algériens, nourri par des invitations au ftour le soir. De fait, certains d’entre eux, lorsqu’ils sont invités, s’imposent eux-mêmes une journée de jeûne, par solidarité avec ceux qui les invitent », nous explique le Père Paul. « Par ailleurs, le ramadan est parfois aussi l’occasion, pour certaines paroisses, d’organiser une petite fête le soir ou un ftour et d’y inviter leurs amis musulmans. Les chrétiens respectent ce temps, s’adaptent aux horaires ».
« Le rapport au ramadan diffère sans doute sensiblement pour la petite minorité d’Algériens convertis au christianisme ». On pense ici à ceux qui ont adopté le culte catholique ces trente ou quarante dernières années et aux Algériens convertis au culte évangéliste, un phénomène qui a pris de l’ampleur dans les années 90.
Toutefois, rappelle le Père Paul, « cela dépend des lieux et des personnes. Certains se plient aux exigences du ramadan, font le ftour avec leurs familles, d’autres ne se sentent pas libres de montrer qu’ils ne sont pas musulmans. Ceux-là peuvent avoir l’impression qu’on leur impose plus le ramadan qu’ils ne l’acceptent. » Néanmoins, rappelle le Père, « les chrétiens algériens cherchent plutôt à avoir une bonne relation avec tout le monde, et beaucoup vivent leur religion dans la discrétion. »
Elise, Chrétienne de Côte d’Ivoire
« Quant aux étudiants sub-sahariens, pour eux, cela n’est pas toujours évident. Les restaurants sont fermés. Ils s’adaptent donc et se débrouillent pour tenir la journée tout en respectant le jeûne ».
Cette « débrouille », Elise a bien voulu nous en faire part. Installée depuis trois ans en Algérie, elle est originaire d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Elle vit ici avec ses deux sœurs, arrivées l’année dernière. Lorsque nous la questionnons sur les différences qu’elle observe sur la pratique du ramadan à Bamako, où elle a séjourné une année, et celle qu’elle vit à Alger, elle répond tout de go : « Au Mali, c’est comme à Abidjan ». Avant de nuancer : « Je dirais plutôt qu’à Abidjan, il y a beaucoup de chrétiens, donc, pendant le ramadan, il n’y a aucun problème, il est possible de manger en journée ». À Bamako, la communauté chrétienne est plus importante qu’en Algérie, et la visibilité dans l’espace public des non-jeûneurs est admise : certains restaurants restent ouverts pendant le ramadan. « Il est possible de manger à l’extérieur, dans ces établissements, sans que ça ne crée de problèmes. Les gens pensent que vous êtes malade, ou d’une autre religion ». Il est tout de même arrivé que certaines personnes disent à Elise : « Tu peux manger mais fais attention aux autres ».
« À Alger, continue Elise, on nous a dit “avant de boire de l’eau, tu fermes bien les fenêtres” raconte-t-elle dans un éclat de rire. Elle nous explique, à demi-mots, la difficulté qu’elle éprouve parfois à dire qu’elle ne fait pas le ramadan lorsqu’on lui pose la question.
Au final, la palette des réactions est évidemment très large face aux non-jeûneurs. Mais les anecdotes que nous raconte Elise expriment aussi des stratégies d’évitement dont elle doit parfois user pendant le ramadan pour éviter de se faire remarquer dans sa différence cultuelle. Comme cette fois où elle a rencontré le regard courroucé d’un homme dans les transports en commun : « J’avais oublié que je mâchais un chewing-gum, je suis sortie de la maison avec. Une fois dans le bus, j’ai remarqué que quelqu’un me regardait avec insistance. J’ai mis du temps à comprendre. Il m’a dit “tu ne fais pas le ramadan ?” ».
« Une autre fois, j’avais tellement soif ! Il faisait chaud, c’était en été. J’avais faim. Je me suis dit “aujourd’hui je prends le risque”. Je suis donc allée voir un homme qui vendait des draps, des couettes. Je lui ai dit que je ne faisais pas le ramadan, que j’avais très soif, que je n’en pouvais plus. Il m’a répondu “Venez, madame”. Il m’a fait entrer dans l’arrière-boutique et a fermé le rideau. Il m’a dit “Tu manges et tu reviens”, et lui est resté là à surveiller. J’ai trouvé ce monsieur incroyable. Je me suis dit qu’il comprenait que tous les étrangers ne jeûnent pas ».
Elise nous explique toutefois que pendant le ramadan, elle préfère suivre le jeûne : « La plupart du temps, je le fais. Pour prier, ne pas me laisser perturber, parce que toutes les habitudes sont modifiées pendant ce mois-là. D’ailleurs, quasiment tous les gens de mon église jeûnent pendant le ramadan, une église du culte protestant ».
« Nous ne sommes pas faits uniquement pour consommer »
De fait, la pratique du jeûne marque les trois religions monothéistes. Bien que les règles diffèrent, les chrétiens observent le carême, et sont donc familiers avec ce temps de la privation. « C’est inhérent à toutes les religions, explique le Père Paul, il y a souvent un aspect de jeûne, de privations. Chez les chrétiens, cela répond à la volonté de plaire à Dieu en faisant des sacrifices et pénitences, ou cela peut être une manière de faire des efforts, se demander qui l’on est, travailler sur ce qui, en nous, nous emprisonne. Je pense ici aux addictions, à des attachements trop forts à la cigarette, la télévision, les jeux vidéos, les smartphones, etc. Nous ne sommes pas faits uniquement pour consommer. C’est là l’occasion de se demander si l’on est libre, pour Dieu mais aussi pour les autres.
Dans les monastères, ajoute le Père Paul, les moines s’astreignent à un jeûne assez fort. J’en connais d’ailleurs au Maroc, qui jeûnent pendant le carême et pendant le ramadan. »
Christine, elle aussi, choisit parfois de jeûner pendant le ramadan. Étudiante en cinquième année de médecine, elle a bénéficié d’une bourse d’études dans le cadre d’un accord de coopération entre l’État algérien et la Zambie. « Je fais partie des premiers étudiants à venir de Zambie, cela fait plus de sept ans que je vis ici».
Elle est parfois invitée chez la famille d’une de ses copines de l’université. « Dans sa famille, on sait que je suis chrétienne et on me dit que je ne peux pas rester sans manger. Mais par respect, je fais mon maximum pour essayer de jeûner avec la famille pour qu’on mange ensemble »