La relation algéro-française est promise par certains analystes à être réduite à sa plus simple expression, ou carrément à la rupture en cas d’accession de l’extrême-droite au pouvoir en France à l’issue des législatives 2024.
On n’en est pas encore là pour au moins deux raisons : d’abord, le Rassemblement national (RN, extrême-droite) n’a pas encore gagné et ses dirigeants ont clairement fait savoir qu’ils n’accepteront de diriger le gouvernement qu’en cas de majorité absolue à l’Assemblée nationale.
Ensuite, rien ne dit que le parti dirigé par Jordan Bardella ne diluera pas ses positions sur les questions en lien avec l’Algérie comme il l’a fait pour de nombreux dossiers à mesure qu’il se rapprochait du pouvoir.
« Les discours enflammés se refroidissent rapidement sous l’effet d’une douche réaliste », pointe dans une déclaration à TSA Soufiane Djilali, président du parti politique algérien Jil Jadid.
À considérer toutefois que le RN obtienne la majorité absolue qui lui est nécessaire et provoque une crise majeure avec l’Algérie en allant jusqu’au bout de ses engagements sur l’immigration, l’accord de 1968 ou encore la question mémorielle, cela serait-il réellement au désavantage exclusif de l’Algérie ?
Une très forte communauté algérienne ou d’origine algérienne réside en France et le RN en fait effectivement un point de fixation.
La conséquence directe d’une accession de ce parti au pouvoir serait l’expulsion immédiate de tous les « sans-papiers » algériens et la réduction drastique du nombre de visas octroyés aux demandeurs algériens.
Le parti extrémiste promet depuis 2022 de conditionner l’octroi des visas et l’autorisation des transferts de fonds par la « reprise » par l’Algérie de ses ressortissants en situation irrégulière en délivrant les laissez-passer consulaires nécessaires à leur reconduite aux frontières.
Il y aura aussi inévitablement un durcissement des conditions de séjour et le déclassement des binationaux -dont une partie importante est constituée de Franco-Algériens.
La dernière promesse du RN, faite lundi 24 juin, est d’exclure les binationaux de certains emplois « stratégiques ». Les Franco-Maghrébins sont particulièrement visés.
Il faudra également s’attendre à la révocation de l’accord de 1968 sur l’immigration et à un recul sur les avancées enregistrées sous Emmanuel Macron sur le dossier de la mémoire, avec éventuellement des actes provocateurs (propos déplacés, stèles en hommage aux symboles de la colonisation, lois glorifiant le colonialisme…).
L’acte qui pourrait constituer un casus belli pour la rupture dans l’immédiat reste la révocation de l’accord de 1968. Bien que les prétendus avantages qu’il conférerait aux Algériens soient démentis par la réalité, cet accord revêt une importance symbolique et l’Algérie y tient car il s’agit d’un accord entre deux États qui a été négocié et sa révocation ou même sa révision doit être aussi l’aboutissement d’un processus de discussions.
L’homme qui a lancé en premier l’idée en mai 2023, l’ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, avait mis en garde que la révocation débouchera très probablement à la situation extrême de rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, à l’initiative de l’Algérie.
Xavier Driencourt est l’un des rares anciens diplomates à avoir apporté son soutien publiquement au RN et certains le voient déjà au Quai d’Orsay comme chef de la diplomatie française du futur gouvernement d’extrême-droite.
L’Algérie est-elle dépendante de la France ?
À Alger, la campagne pour les élections françaises est certes suivie avec un intérêt en raison de la présence en France d’une forte communauté algérienne, mais l’éventuelle arrivée du RN au pouvoir ne suscite pas de vraies inquiétudes.
Des spécialistes des relations entre les deux pays, d’anciens diplomates et des chefs d’entreprises pensent que c’est à la France des conséquences d’une forte dégradation de ses rapports avec l’Algérie en cas d’arrivée du RN au pouvoir. Et ils ont leurs arguments.
«Sommes-nous dépendants de la France ? La réponse est non. Il n’y aucun domaine économique où l’Algérie est dépendante de la France », tranche d’emblée un spécialiste des relations franco-algériennes.
« Les produits que l’Algérie importe de France peuvent être achetés ailleurs », souligne-t-il, qui contre-attaque, en estimant que c’est la France qui dépend le plus de l’Algérie. « L’Algérie, même si ce n’est pas un grand producteur d’hydrocarbures, reste un important fournisseur d’énergie pour les pays du sud de l’Europe dont la France », rappelle cet économiste.
En 2023, l’Algérie était dans le top 3 des fournisseurs de gaz de l’Europe. Parmi ses principaux clients figurent l’Italie, l’Espagne et la France. Durant la même année, les exportations d’hydrocarbures de l’Algérie vers la France ont bondi de 15,3% pour atteindre six milliards d’euros. Le gaz a représenté 51,8% de ces ventes et le pétrole brut 41,2%.
Si l’Algérie s’est attelée ces dernières années à diversifier ses partenaires économiques au profit de la Chine, de la Turquie, de l’Italie et de la Russie pour le blé, cela s’est fait en partie au détriment de la France.
France : le RN osera-t-il pousser l’Algérie à la rupture ?
Économiquement, l’Algérie s’est affranchie de la dépendance vis-à-vis de la France qui n’est plus son premier fournisseur depuis plus de dix ans, remplacée par la Chine.
Les produits chinois ne sont pas seulement bon marché, mais gagnent de plus en plus en qualité. L’Algérie ne dépend plus du blé français en augmentant sa production et en comptant désormais la Russie parmi ses principaux fournisseurs.
Il y a aussi la Turquie qui s’affirme de plus en plus comme un grand partenaire commercial de l’Algérie et une destination privilégiée pour les Algériens que ce soit pour le tourisme, les soins, les études…
« La totalité des produits importés de France peuvent être remplacés par les Chinois ou les Turcs à des prix intéressants », remarque un chef d’entreprise algérien.
Dans le domaine des soins, la Turquie s’est imposée ces dernières années, comme une nouvelle destination pour les malades algériens, en raison notamment des restrictions sur les visas pour la France.
« Beaucoup d’Algériens partent en Turquie pour se soigner. Récemment, nous avons envoyé un enfant avec un bec de lièvre à Ankara. Le résultat est impressionnant », affirme le président d’une association de solidarité.
« Notre dépendance est réciproque et la sagesse plaide pour des rapports de raison »
Pendant que l’Algérie s’affranchissait ces dernières années de la dépendance économique à la France, l’équation s’est peu à peu inversée.
C’est Paris qui fait des pieds et des mains pour préserver la place en Algérie de ses entreprises, bousculées par les mêmes Turcs et Chinois, et qui vient solliciter l’augmentation des livraisons de gaz algérien dans une conjoncture de chamboulement de la carte énergétique mondiale par les retombées de la guerre en Ukraine.
« La France a d’énormes avantages énergétiques et économiques avec l’Algérie. Notre dépendance est réciproque et la sagesse plaide pour des rapports de raison. Si la France durcit sa politique contre les Algériens, elle devra s’attendre aussi à ce que l’Algérie réduise les avantages qu’elle lui octroie », analyse Soufiane Djilali.
L’Algérie est devenue un acteur énergétique incontournable pour l’Europe en étant le principal fournisseur des pays de la rive sud (Italie, Espagne et à un degré moindre la France) en gaz naturel et GNL.
En 2023, elle a doublé ses livraisons à la France à la demande du président Emmanuel Macron lors de sa visite en Algérie en août 2022. Cet épisode illustre le poids de l’économie dans la relation bilatérale.
Avec les investissements en cours dans le secteur de l’énergie (40 milliards de dollars sur quatre ans), les perspectives de développement des filières de l’hydrogène vert et de l’électricité solaire et l’achèvement du gazoduc Nigal (Nigeria – Algérie), le pays sera appelé à devenir encore plus incontournable sur le marché énergétique.
Le problème de la gestion des OQTF
Le levier géostratégique de l’Algérie n’est pas moi d’efficace, souligne le même spécialiste des relations franco-algériennes. Au Sahel, où plusieurs nouveaux régimes ont coupé les ponts avec la France, c’est celle-ci qui a besoin de l’Algérie et non l’inverse.
« Dans le domaine de la sécurité, de la stabilité régionale, de la lutte contre le terrorisme, c’est la France qui a besoin de l’Algérie et non le contraire », souligne-t-il.
En 2013, c’est la bonne entente entre les présidents Abdelaziz Bouteflika et François Hollande qui avait permis à la France d’utiliser l’espace aérien algérien pour les besoins de son intervention contre le terrorisme au Mali.
Pour lui, si l’Algérie est un problème de politique intérieure en France, l’inverse n’est pas vrai, même s’attaquer à l’ancienne puissance coloniale alimente fréquemment les relations entre les deux pays.
« Si la France veut renoncer unilatéralement aux accords de 1968, elle n’a qu’à le faire. Si le Rassemblement veut expulser massivement les Algériens de France, elle peut le faire aussi », estime l’ancien diplomate qui pointe les difficultés techniques relatives à la délivrance des fameux laissez-passer consulaires indispensables pour l’expulsion des clandestins algériens en France.
« Au plan technique, cette affaire des OQTF est difficile à gérer. Quand un clandestin ne veut pas décliner son identité, il faut vérifier que c’est vraiment un Algérien pour le rapatrier. Ce qui n’est pas facile et ce n’est pas aux Algériens de le faire. C’est à la France de fournir les éléments nécessaires. Je pense que dans ce dossier, l’approche algérienne est plus logique », estime-t-il.
Pour l’aide au développement que le RN menace de suspendre pour obliger les pays du Maghreb à reprendre leurs clandestins, l’Algérie “n’est pas concernée”, rappelle le diplomate.
“Parfois, c’est amusant d’écouter certains responsables parler quand ils font preuve de méconnaissance totale des relations entre les deux pays”, dit-il.
Tout cela devrait inciter à plus de raison le Rassemblement national une fois au pouvoir. « Une relation équilibrée et de respect mutuel permettra à nos deux pays, quels que soient les gouvernements, de préserver les intérêts communs », plaide Soufiane Djilali.