Comment se présente aujourd’hui la situation en Libye, au moment où l’on annonce une défaite politique et militaire de Haftar ?
Sofiane Sakhri, professeur en Sciences politiques : Même si sur le plan politique on peut parler d’une défaite sur le terrain de Haftar, je pense qu’il y a un grand jeu de cartes en Libye. Le conflit entre le GNA (Gouvernement d’Union nationale, Ndlr) de Serraj et les forces de Haftar est une guerre par procuration, de grands intérêts géopolitiques et pétroliers sont en jeu. Il y a des forces qui veulent la poursuite du conflit. Prenons l’exemple de la Russie : il y a une position officielle qui opte pour la solution politique et la paix. Mais en même temps on a appris qu’il y a des mercenaires (unité Wagner) soutenus par les Russes et qui sont opérationnels sur le terrain. Idem pour les États-Unis. Il y a aussi le flux d’armements qui continue malgré l’embargo de l’ONU qui favorise la continuité du conflit. Je pense qu’il y a un jeu malsain en Libye entre les acteurs sur le terrain : Turquie, États-Unis, Russie, France, les Émirats arabes unis, l’Égypte et l’Arabie saoudite. D’un côté, il y a un soutien diplomatique et politique au gouvernement pour une solution pacifique, mais sur le terrain il y a des mercenaires qui sont soutenus par des puissances et il y a aussi un feu vert pour poursuivre l’acheminement des armes afin de faire durer le conflit qui est synonyme d’anarchie et qui permet des gains géopolitiques et énergétiques. Finalement, ce sont des pays qui ont participé à la chute de Kadhafi en 2011 qui ont géré l’après-Kadhafi et qui veulent profiter de son potentiel énergétique et de son sa situation géographique quitte à diviser ce pays.
On peut dire donc qu’une solution politique est quasi impossible dans la situation actuelle ?
Nous sommes bien loin d’une solution politique en Libye. Il y aura une solution politique lorsque les puissances impliquées dans le conflit d’une manière directe ou indirecte, de manière officielle, logistique ou par le biais de mercenaires, vont conclure un accord sur le partage des richesses de la Libye. Malgré que le GNA ait gagné des batailles sur le terrain et que Haftar est défait, on voit cependant des cercles occultes qui soutiennent Haftar de manière directe ou indirecte, mais surtout indirecte à travers les mercenaires, et qui veulent que le conflit perdure.
Quel est le rôle de l’Algérie dans ce conflit ?
Il est vrai que la situation en Libye fait partie de la sécurité nationale de l’Algérie. Mais je pense que notre pays n’a pas le poids pour peser dans le conflit libyen. Ce pays est devenu un espace pour des grandes puissances comme les États-Unis, la Russie, la France, la Turquie…l’Algérie n’a pas le poids économique ou diplomatique pour affronter ces puissances sur le terrain libyen. Ce sont ces puissances qui ont participé à l’éclatement de la Libye qui vont décider du sort de ce pays, ce n’est pas l’Algérie ou d’autres pays. Étant un pays voisin de la Libye, l’Algérie peut continuer à avoir une position officielle en faveur de la solution politique. Pour rester pragmatique, on peut se contenter d’une position honorable et officielle afin d’aller vers une solution politique pacifique.
À présent, abordons la polémique suscitée par le documentaire controversé diffusé mardi soir par la chaîne française France 5 sur le Hirak. Beaucoup de réactions indignées sur les réseaux sociaux. D’aucuns pensent que le documentaire a porté atteinte au Hirak. Quel est votre opinion ?
Tout d’abord, il faut partir du principe que le soulèvement du peuple algérien ou le Hirak avait pour but le changement radical du système et dans le cadre de cette revendication de changement du système, le peuple a appelé à mettre un terme à l’ingérence française et la politique néo-colonialiste des Français en Algérie. D’aucuns auront remarqué que surtout durant les deux derniers mandats de Bouteflika, la France occupait un espace très important en Algérie tant sur le plan politique et économique. Les Algériens sont sortis pour mettre un terme à la tutelle française sur l’Algérie. Je pense qui le succès du Hirak n’est pas dans l’intérêt des Français ni celui d’autres pays (Égypte, Émirats Arabes Unis, Arabie Saoudite) qui ont peur de l’effet domino d’un processus démocratique réussi en Algérie. Le Hirak en Algérie n’est pas lié à des facteurs internes seulement. Le facteur externe est même le plus déterminant.
En outre, mon opinion est que le documentaire a discrédité le Hirak. C’est un acte voulu pour discréditer le mouvement populaire.
L’Algérie a rappelé son ambassadeur à Paris pour “consultations” après la diffusion de ce reportage. Comment trouvez-vous cette réaction ?
Premièrement, je ne pense pas qu’il faille, à chaque fois qu’un documentaire est diffusé sur une chaine française défavorable à l’Algérie, de réagir de façon épidermique. L’Algérie est quand même un État. Il y a deux hypothèses : soit on est faible et on réagit de manière épidermique, ou alors on fait partie d’un jeu politique avec les Français. Pour moi, la meilleure réponse à l’establishment français c’est, premièrement, de satisfaire les revendications du Hirak, d’aller véritablement vers une Algérie nouvelle, bâtir une véritable économie et de meilleurs institutions.