ENTRETIEN. Marnia Lazreg est Algérienne, professeur de sociologie à Hunter College et Graduate Center, de l’université de New York. Elle analyse, dans cet entretien accordé à TSA, l’évolution du mouvement de contestation en Algérie durant les deux derniers mois et ses perspectives d’avenir.
Près de deux mois après son début, quelle analyse faites-vous de l’évolution de la contestation populaire en Algérie?
Le mouvement évolue tout en se maintenant. Ses demandes se sont radicalisées: de l’exigence de mettre fin à un cinquième mandat présidentiel au refus d’une solution constitutionnelle encadrée par des personnalités du système mis en cause, les quatre « B ». Le mouvement se maintient dans la mesure où il gagne de proche en proche.
Tous les jours, de nouvelles associations, organisations, et même des membres de l’administration locale lui apportent son soutien. L’une de ses composantes, les étudiants, s’organise, se discipline, travaille aussi à un réveil de conscience politique parmi ses membres. C’est là une tâche difficile, car dans les universités, les activités estudiantines étaient sous surveillance plus ou moins discrète, mais efficace.
La persistance du mouvement, son ampleur, son engagement inflexible à apporter un changement politique profond constituent sa force mais le rendent aussi vulnérable. Cela n’est pas seulement une question de représentation. Oui, le mouvement n’a pas de représentants. Il se méfie, à juste titre d’ailleurs, du formalisme de la représentativité. Cela lui permet en fait une marge de liberté extraordinaire dans l’expression de ses demandes. Mais ce qu’il lui faut c’est un programme jetant les bases du système politique futur. Il y a eu des « feuilles de route » proposées par les anciens membres de l’opposition, dont certains étaient au pouvoir. Les manifestations du vendredi témoignent de la volonté du mouvement de ne pas se laisser faire, de ne pas être fait complice d’un jeu politique qui flouerait le peuple encore une fois. Mais, quelle est sa vision de l’avenir politique du pays? Quels sont les principes autres que l’appel à « démocratie » ou à la fin de la « hogra? » Les propositions de sortie de la « crise » viennent d’ailleurs. C’est un peu inquiétant que le mouvement attende que les propositions viennent d’ailleurs que de lui, qu’elles soient articulées par d’autres personnalités que lui.
Il est en ce moment dans une situation de puissance dont il n’apprécie pas l’importance stratégique. Tous les acteurs politiques et sociaux principaux se tournent vers lui, lui demandent de persister, se proposent de le protéger, se réclament de lui, retiennent leur souffle tous les vendredis pour voir s’il sera là. C’est extraordinaire cette découverte qu’il existe un peuple, qu’il a une voix, qu’il a une présence, qu’il incarne une identité dans laquelle on se retrouve. C’est comme si, ayant été orpheline pendant longtemps, l’Algérie découvrait quelle avait une mère et un père qui s’appellent le peuple, et qu’elle est ce peuple. C’est sans doute l’une des plus belles découvertes que le mouvement ait permis de réaliser, quel que soit son avenir.
Ceci dit, le mouvement a réussi à dévoiler le fonctionnement du gouvernement, ses factions, ses acteurs, et les objectifs qu’ils poursuivent. On assiste à une situation remarquable où l’armée, par des déclarations ponctuelles, prend le peuple à témoin des tractations politiques destinées à se jouer du mouvement, du peuple.
Êtes-vous surprise par le maintien du caractère pacifique de la contestation sur une telle période?
Je ne suis pas surprise parce que notre pays a connu des épisodes historiques très violents qui ont marqué la conscience collective. L’invasion de l’Algérie par la France en 1830 a été d’une violence singulière; la révolution algérienne (1954-62) a été tout aussi sanglante; la décennie noire (1992-2002), plus récente, a fait fi de toutes les normes de la décence humaine. Donc, la jeune génération a reconnu que le changement peut se produire sans violence. En cela, elle a voulu se démarquer du passé.
Par ailleurs, le mouvement aspire à créer sa propre voie. Il ne réclame pas la prise du pouvoir par un parti, comme ce fut le cas du FIS. Il n’est pas non plus dans une situation similaire au FLN en 1954 qui exigeait la fin du régime de domination coloniale. Cependant, le mouvement se veut révolutionnaire comme le fut le FLN en 1954 pour réaliser les promesses et le potentiel du mouvement de libération nationale. Il aspire à une révolution, mais avec de nouveaux outils et une transformation de symboles: la manifestation inclusive et pacifique, la ténacité, le drapeau national dont on se drape, habille les enfants, et agite comme une arme puissante. Les jeunes, ainsi que les moins jeunes qui accompagnent le mouvement, inscrivent leur action dans une tradition historique qu’ils veulent récupérer de l’oubli ainsi que de la distorsion.
Néanmoins, dans le contexte de l’Algérie de la post-indépendance, marqué par les émeutes de 1988, sévèrement réprimées; les multiples émeutes récentes ciblant la propriété publique; ainsi que la persistance d’actes terroristes, on se serait attendu à des manifestations moins pacifiques. On assiste là à une maturation salutaire de la conscience politique et sociale chez les jeunes.
Y a-t-il des exemples à travers l’histoire de sociétés ayant maintenu une contestation pacifique sur une longue durée? Avec quels résultats?
Oui, on peut penser aux révolutions dans les pays de l’ancienne union soviétique, en particulier la révolution « orange » en Ukraine en 2004, provoquée par des élections douteuses, ou le Mouvement Vert en Iran (2009-2011), lui aussi provoqué par l’élection, jugée frauduleuse, d’Ahmedinejad.
Le mouvement était pacifique mais la riposte du gouvernement était brutale. Le mouvement supportait le candidat réformiste Mir-Hossein Mousavi qui contestait les résultats de l’élection. Ce mouvement attira des millions de personnes qui, sous la bannière verte, demandaient « Où est mon vote? » Il devint le catalyste du désir de changement et de réforme parmi le peuple iranien. Il faut dire en passant que le Mouvement Vert appuyait le mouvement naissant du « Printemps Arabe. » S’il ne délogea pas Ahmedinejad, il révéla les mécanismes opératoires de la République Islamique, eut une profonde influence sur la conscience de réforme, et inspira des formes de résistance sociales et culturelles qui persistent.
En général, les mouvements dans certains pays de l’Est, motivés par un dysfonctionnement du système politique, la fraude électorale, ou l’abus de pouvoir d’un chef de gouvernement atteignent leur but. La portée de leur succès est une autre affaire. Est-ce que le mouvement algérien suivra le schéma des pays de l’est? C’est possible. Toutefois, le degré d’aliénation de la société civile, de l’opposition, et du gouvernement local augure d’une autre trajectoire.
Mao Zedong affirmait en 1966 : « la révolution n’est pas un dîner de gala ; elle ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité et de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre ». Selon vous, une révolution peut-elle être pacifique tout en fournissant des résultats pertinents, tangibles et durables pour une société ?
En 1966, Mao Zedong se référait à la révolution de classe telle quelle est analysée à travers le schéma marxiste. Pour Marx, chaque mode de production produit ses propres contradictions qui mènent au changement de système grâce à l’action de la classe opprimée qui renverse la classe oppressive. Ainsi la révolution des serfs aidés par la bourgeoisie commerciale renversent l’ordre monarchique-féodal; la classe ouvrière renverse l’ordre capitaliste. Ce renversement de classes ne se fait pas en douceur. Il est de nature violente. Les révolutions anti-coloniales aussi, dans certains pays tels que l’Algérie, le Vietnam, le Kenya, et Cuba, sont de nature violente. La logique coloniale repose sur le maintien des privilèges et des droits des colonisateurs et la spoliation des autochtones. Pour comprendre comment le système colonial engendre la violence chez le colonisé (comme chez le colonisateur), il faut se référer à Frantz Fanon qui a étudié la question de près en se basant sur l’expérience algérienne.
Dans le contexte postcolonial, par exemple celui de l’Algérie, les mouvements sociaux cherchent une plus grande participation du peuple aux décisions politiques qui le concernent par l’application de droits déjà inscrits dans la constitution mais qui ne sont pas appliqués; une alternance au sommet; une justice indépendante; une garantie des libertés individuelles. Donc ces mouvements peuvent être pacifiques dans la mesure où ils rappellent à ceux qui sont au pouvoir qu’ils ne font pas leur travail, qu’ils abusent de leur pouvoir, et qu’ils ne peuvent pas se constituer en oligarchies ou dynasties qui se drapent du manteau d’élections fictives. Ces mouvements demandent l’application des textes là où ils sont de portée universelle, ou leur réfection là où ils sont répressifs. Cela ne veut pas dire que ceux qui gouvernent « au nom du peuple » mais légifèrent contre le peuple, acceptent d’être rappelés à l’ordre. L’exemple égyptien le prouve largement. Un mouvement pacifique peut évidemment devenir violent si ses membres sont attaqués et s’il perd de vue son objectif. Il s’épuise alors dans le cercle vicieux de la violence. À mon avis, dans un contexte postcolonial, le succès d’un mouvement qui n’aspire pas à remplacer un groupe ethnique au pouvoir par un autre, ou une secte par une autre, dépend de sa capacité de résister à la tentation de la violence.
Ce qui est important dans le mouvement algérien, c’est que par son intervention il rappelle aux gouvernants (ici ou ailleurs) que leur légitimité dépend du peuple vivant, et non de la notion abstraite de peuple qui décore toutes les déclarations officielles. Il demande que la notion de peuple ait un contenu réel. Par la même occasion, il demande qu’on le respecte. Et c’est ce respect que la nouvelle gouvernance, si elle est réalisée, doit démontrer dans ses actes.