Politique

Les Algériens sont de nouveau dans la rue : les leçons d’octobre 88

Il y a trente-et-un ans, le 5 octobre 1988, l’Algérie vivait son premier grand soulèvement populaire depuis son indépendance, le plus important tant par son ampleur, le nombre de victimes fauchées ou les acquis qu’il a permis d’arracher.

Le feu de la révolte avait atteint plusieurs grandes villes du pays, l’état de siège a été décrété et les chars de l’armée déployés dans les rues, 500 jeunes ont trouvé la mort la plupart par balles (un chiffre jamais reconnu par les autorités) et le pays connaîtra immédiatement après une parenthèse démocratique qui sera hélas refermée au bout de trois années.

Trois décennies plus tard, les Algériens sont de nouveau dans la rue. La veille de la commémoration de ces tragiques événements, vendredi 4 octobre 2019, ils étaient des millions à manifester à travers tout le pays comme ils le font depuis plus de sept mois.

La lutte continue comme si elle n’a jamais connu de trêve, comme s’il n’y avait pas cette longue nuit de cauchemars, le terrorisme puis la prédation de la gouvernance Bouteflika. Avec d’autres moyens d’action, de nouveaux outils de lutte mais globalement pour le même objectif, celui de substituer au système en place un autre plus juste et surtout plus démocratique.

Octobre lui-même s’inscrivait dans la poursuite du combat libérateur, détourné à l’indépendance. Survenant deux années après le crash pétrolier de 1986, les émeutes avaient sans doute un aspect de révolte du pain, mais pas que. C’était surtout une étape charnière d’une lutte transgénérationnelle pour l’émancipation nationale. À l’époque, le système avait parlé de « chahut de gamins qui a mal tourné ».

Trente ans après, les gamins ont grandi et ont eu le temps de faire d’autres gamins qui les accompagnent dans la rue chaque vendredi pour porter la même revendication, cette fois pacifiquement. Les Algériens ont retenu la leçon : l’émeute et la violence ne peuvent être qu’à l’avantage du régime et de sa machine répressive.

Sur les pancartes des jeunes qui manifestent depuis le 22 février, on lit aisément que le combat d’aujourd’hui est la continuité de celui d’hier. Depuis le 2 avril, l’exigence n’est plus le départ de Bouteflika, mais de voir partir le système, tout le système en place depuis 1962.

Plus qu’une émeute du pain

Ceux qui dirigeaient le pays il y a trois décennies ne sont plus aux commandes, certains même plus de ce monde, mais les pratiques qui leur avaient valu la colère populaire n’ont jamais cessé.

Entre cette fin de la deuxième décade du 21e siècle et les années 1980, les similitudes ne manquent pas : corruption proportionnelle à l’aisance financière du pays, fraude électorale à large échelle, hégémonie du FLN, répression de toute voix discordante…

Un peu comme on le déplore aujourd’hui, le pouvoir n’a pas rangé son glaive tout au long des années qui avaient précédé la révolte d’octobre, empêchant toutes les libertés, emprisonnant tout le monde et réprimant tous les mouvements, dont ceux des enfants de chouhada et des militants des droits de l’Homme en 1985 et le printemps berbère.

Réduire le soulèvement d’octobre à une émeute du pain, c’est ignorer toutes les luttes démocratiques qui l’ont précédé et la chape de plomb qui suffoquait la société. Dans son discours du 10 octobre, le président Chadli n’avait pas annoncé quelque augmentation de salaires ou programme de logements, mais une ouverture démocratique et plus de libertés.

On a aussi longtemps spéculé, et on continue à le faire, sur un prétendu rôle des autorités de l’époque dans le déclenchement des événements, rappelant l’autre discours du président, celui du 19 septembre qui ressemble à un appel à la révolte, notamment en incitant les citoyens à s’organiser en associations pour lutter contre les hausses des prix. Même si quasiment tous les acteurs de l’époque se sont exprimés sur les événements, nul ne peut aujourd’hui tirer une conclusion définitive quant à leur spontanéité ou leur instigation par des officines secrètes.

L’Histoire ne retiendra que l’essentiel, soit la révolte du peuple, la réaction violente du pouvoir, le mépris officiel à l’égard de cette date. Elle retient surtout la régénérescence du système après une fausse ouverture démocratique. Un scénario que les jeunes du hirak ne veulent pas voir se reproduire trois décennies après. C’est l’autre leçon qu’ils retiennent d’octobre.

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