Des trolls, ou « mouches électroniques » comme les appellent les internautes des pays arabophones, sont apparus sur le web et les réseaux sociaux algériens dès que le mouvement populaire contre le pouvoir a pris de l’ampleur. Au fil des semaines, à partir du 22 février, des comptes, pages et groupes Facebook ont poussé comme des champignons, avec comme principal objectif de mener la contre-révolution sur le web.
Ce phénomène était déjà connu ailleurs dans le monde où il a fait des ravages. L’élection de Donald Trump comme président des États-Unis et les percées de certains partis d’extrême-droite lors d’élections en Europe et ailleurs sont même imputées, en partie, à l’action de trolls, parfois téléguidés, payés et organisés à partir de plateformes situées en dehors du pays ciblé.
Au États-Unis, en 2016, Facebook et Twitter avaient même annoncé avoir supprimé des milliers de comptes de « trolls », créés et activant pour la plupart à partir de la Russie. En Algérie, cette année, certains soupçonnent une origine émiratie de ces trolls alors que d’autres ont accusé, dès le début du mouvement, des entreprises de communication appartenant à des hommes d’affaires proches du pouvoir.
Grande puissance de frappe… virtuelle
En plus des milliers de profils créés sur Facebook (un peu moins sur Twitter, moins utilisé par les Algériens), des centaines de pages, dont beaucoup se revendiquent du « hirak », ont été créées pour polluer les débats. Les « mouches » sont surtout présentes sur Facebook car c’est de là que partent les initiatives et convergent les projets et idées de la société et, surtout, c’est de là que sont partis les milliers d’appels anonymes à manifester partout en Algérie le vendredi 22 février contre le cinquième mandat de Bouteflika.
Les trolls sont très nombreux mais ils sont également très actifs. Il est fréquent de constater sur les pages de certains opposants, comme Mustapha Bouchachi ou Karim Tabbou, ou sur celles qui sont engagées dès le début dans le mouvement populaire, le même profil commenter sous la même publication plusieurs fois de suite en répétant le même commentaire ou en changeant à chaque fois. Ces commentaires massifs et répétitifs ont même poussé certains internautes à y voir l’action de « bots », des programmes créés pour placer automatiquement certains commentaires sous certaines publications.
Les comptes créés récemment, avec des photos de profil ne montrant pas de visages, des listes d’amis vides et sans aucune interaction sur leurs publications et qui commentent avec les mêmes messages plusieurs dizaines de fois par jour sous des publications ciblées laissent aussi penser que l’action d’au moins une partie de ces internautes malintentionnés est concertée, centralisée, téléguidée, rémunérée même, disent certains.
Le nombre, l’organisation et l’acharnement des trolls rendent les réseaux sociaux anxiogènes pour les Algériens, surtout que nombre des messages postés par eux sont des menaces, des scénarios catastrophiques inspirés de ce qui s’est passé lors du « printemps arabe » en Syrie ou en Libye. Mais malgré cela, l’impact des « mouches » sur l’opinion publique est limité. Tout au long de la semaine, les trolls polluent le web avec leurs publications mensongères, essaient de monter les Algériens les uns contre les autres pour que, chaque vendredi, les Algériens sortent dans les rues, toujours aussi déterminés, toujours aussi pacifiques, cohérents, unis et exemplaires. En définitive, les trolls n’existent que sur les réseaux sociaux.
Chats-mouches
Alors que les Algériens les appellent « mouches électroniques », beaucoup de ces trolls se donnent le nom de « qit », mot arabe qui signifie chat. Sur les réseaux sociaux, ils ont leurs codes, photo de profil représentant un chat ou une faucille en référence aux arrestations d’hommes politiques et hommes d’affaires, opération qu’ils appellent « le grand fauchage ».
Ils ont aussi leurs références et la principale est un certain Mohamed El Ouali, décédé en 2018 selon certains, exilé en Angleterre selon d’autres, et que ses admirateurs appellent le « maréchal chat ». Ce jeune algérien était très actif sur les réseaux sociaux depuis au moins 2015 où il s’acharnait à assurer, sans fondement ni preuves, qu’il existe un « complot kabyle » qu’il qualifiait volontiers de « zouaves », qualificatif repris depuis par de nombreux trolls qui en ont fait un de leurs thèmes de prédilection.
Thèses farfelues
Les principales tâches des trolls anti-hirak sont de polluer les débats, de faire peur, d’intimider les militants, de salir les figures de l’opposition qui jouissent encore de l’adhésion des Algériens, de glorifier les maîtres du moment et de réécrire l’Histoire en inventant des actes de lâcheté ou de trahison à certains ou des actes d’héroïsme à d’autres.
Beaucoup de ces trolls voient dans le Congrès de la Soummam « une trahison à la révolution de novembre 1954 » et les grandes figures de la révolution qui y ont pris part sont, selon eux, « des traîtres et des zouaves ». Ils opposent à ce congrès qui devait jeter les jalons de l’État algérien moderne après l’indépendance, la déclaration du Premier novembre. D’ailleurs, ce sont ces trolls qui ont lancé le fameux slogan : « Nous voulons une Algérie fondée sur les principes de la déclaration du Premier novembre et de Ben Badis », par opposition à la Soummam.
Ainsi, selon ces « chats », Mustapha Bouchachi, Karim Tabbou, Saïd Sadi, Mohcine Belabbas, Louisa Hanoune, Mokrane Ait Larbi, et tous les autres militants de l’opposition sont des « traîtres à la solde de la France », des « vendus ». Les partis de l’opposition tels que le FFS, le RCD, le MDS, le PT et les associations dont notamment Raj sont des instruments de l’ancien chef des renseignements, le général Toufik. Même des figures modérées comme Ahmed Taleb Ibrahimi et Ahmed Benbitour sont prises pour cible.
La question amazighe, la Kabylie et les Kabyles sont l’une des cibles favorites, espérant sans doutes que ces thèmes soient encore clivants comme ils l’ont été par le passé. Le drapeau amazigh, brandi par de très nombreux manifestants partout dans le pays est une « création française », selon ces trolls qui l’appellent « le drapeau de la fourchette », reprenant une expression inventée par la tristement célèbre Naima Salhi. La revendication identitaire amazighe est, quant à elle, un « complot », toujours français. D’ailleurs, ceux qui brandissent ce drapeau ne sont pas de simples citoyens pour ces chats-mouches mais des « franco-berbéristes ». Un terme cher qui leur permet de lier la revendication identitaire amazighe à la France qui est, « l’ennemi d’hier, d’aujourd’hui et de demain », selon eux.
« Cette révolution est une révolution colorée, un complot de l’occident impérialiste », « Le hirak est infiltré », « les marches ne sont plus pacifiques », « les manifestants provoquent les forces de police », « les étudiants sont inconscients », « Alger est envahi par les zouaves (comprendre : par les Kabyles) », « les Algériens se dirigent vers un scénario libyen », « les Algériens ne savent pas ce qu’ils font », « les Algériens sont manipulés », sont autant de slogans et formules relayées massivement et continuellement par les pages et comptes de trolls.
Dénoncés et combattus
La révolution en cours depuis le 22 février est menée par les Algériens de façon exemplaire jusqu’à présent et c’est cette exemplarité qui la rend irrépressible et lui donne toutes les chances de réussir. C’est aussi cette exemplarité qui gêne le plus les trolls et leurs commanditaires qui sont, à chaque fois, les maîtres du moment.
C’est pour ces raisons que les chats-mouches ont, parmi leurs priorités, de salir le mouvement, les manifestants, de dénigrer jusqu’aux objectifs du mouvement. « Yetnehaw gaâ » (ils partiront tous) est même, selon ces trolls, un slogan sorti des « laboratoires » de cercles occultes à l’intérieur du pays ou des officines occidentales.
Infantiliser les manifestants, décrédibiliser les figures politiques jouissant d’une légitimité populaire, diviser en jouant surtout sur les questions identitaires et religieuses, tenter de faire croire que la révolution a atteint ses objectifs et faire peur sont les cinq piliers du mode opératoire des trolls. Une action dont l’objectif est de tuer la révolution avec des méthodes indignes de l’exemplarité de celle-ci.
En riposte à ces trolls, des militants engagés dans le mouvement populaire contre le pouvoir ont lancé des initiatives pour contrer les trolls. Une page Facebook, « Fake News Dz » a été créée le 6 avril, elle se donne comme objectif de « dénoncer les fake news et les tentatives de manipulation ». La page s’attaque à l’une des armes fétiches des trolls, les fake news lancées par les « chats » pour semer le doute et en a démonté déjà de nombreuses en quelques semaines.
D’autres militants ont lancé un guide « Comment lutter contre le doubab (mouches)« , une infographie en plusieurs pages qui aide les internautes algériens à identifier les trolls, connaître leurs objectifs, leurs méthodes et comment lutter contre eux.
Ainsi, les auteurs de ce guide identifient les « doubab » ou mouches comme étant des « personnes et robots agissant individuellement ou en groupe dans le but d’orienter l’opinion publique avec malveillance et bassesse contre tout ce qui sert les revendications du hirak ». Ils préconisent de ne pas interagir avec les publications des mouches, de ne pas répondre à leurs commentaires, ou encore, de ne pas utiliser leurs hashtags.