Mustapha Mekideche, analyste économique et expert international, revient dans cet entretien sur la situation économique en Algérie, le plan d’action du gouvernement, la diversification de l’économie algérienne, le climat des affaires…
Au cours du débat parlementaire sur le Plan d’action du gouvernement Benabderrahmane, il a été relevé un manque de chiffrage des sources de financement et une absence de planning en rapport avec l’ampleur de la crise économique qui frappe l’Algérie.
Le gouvernement semble se contenter de réduire les importations pour éviter l’épuisement des réserves de change en attendant des jours meilleurs. Finalement, l’Algérie n’est-elle pas en train d’attendre une remontée plus importante des cours du pétrole pour relancer son économie ?
Effectivement le chiffrage en termes de coûts et de sources de financement des projets inscrits ainsi que de programmation du Plan d’action aurait conforté les conditions de faisabilité de ce dernier et anticipé les arbitrages ultérieurs.
J’ai cependant une observation majeure de cadrage sur ce sujet qui me permettra de répondre de façon chiffrée à votre questionnement.
Elle renvoie à l’amélioration, pour plusieurs raisons, des indicateurs financiers de conjoncture. Il s’agit plus précisément du desserrement relatif mais sensible de la contrainte macro-économique qui élargit les marges de manœuvre financière de l’Algérie.
On peut citer la diminution des importations comme vous le soulignez (prévisions de clôture à 30,4 milliards de dollars en 2021 contre 64 milliards de dollars en 2014), conjuguée à l’augmentation des exportations hors hydrocarbures (prévisions de clôture supérieures à 4 milliards de dollars pour 2021) et à une meilleure valorisation des exportations des hydrocarbures (probablement 33 milliards de dollars pour 2021 avec l’augmentation des prix du gaz et de l’électricité en Europe).
Ces trois éléments conjugués participent à cette détente sur la balance des paiements, sur la balance commerciale qui redeviendra excédentaire en 2021, sur les équilibres intérieurs soutenus par une amélioration de la fiscalité pétrolière et sur le plafond de verre brisé des exportations hors hydrocarbures (deux milliards de dollars depuis plusieurs décennies).
Enfin deux derniers éléments supplémentaires soutiennent cette analyse sachant que les autorités algériennes excluent pour le moment le recours à l’endettement extérieur. Il s’agit du projet de loi sur le partenariat public/privé(PPP) qui ouvre la voie au project financing mixte dans les infrastructures, diminuant le seul recours aux ressources budgétaires contraintes.
Il s’agit enfin de l’apport provenant de la mobilisation par le FMI au profit de l’Algérie de 2,77 milliards de Droits de Tirage Spéciaux ( DTS) dans le cadre du soutien de la relance post-covid en Afrique, soit 2,66 milliards de dollars.
Alors ma réponse à votre question est que les conditions sont réunies pour relancer l’économie algérienne sans attendre une autre remontée potentielle des cours pétroliers qui sont autour de 77 dollars le baril.
Mais il faudra cependant veiller à l’usage que l’on fera de cette embellie pour amorcer le démarrage d’autres moteurs vertueux de la croissance au double plan sectoriel et territorial car le syndrome de la filière automobile est toujours là.
La tendance à la hausse des prix du pétrole, qui sont supérieurs à 70 dollars, va-t-elle se poursuivre ? Jusqu’où iront les prix du brut dans les prochains mois ? Le pétrole peut-il dépasser les 100 dollars ? Au-delà de la volatilité des prix, l’Algérie fait face aussi au problème de la baisse de sa production d’hydrocarbures. Cette baisse est-elle inexorable ?
Contentons-nous, pour le moment, de voir consolider ce niveau de prix entre 70 et 77 dollars le baril. Pour ma part, il en prend le chemin si l’on observe que le niveau de production de l’Opep n’a pas été dépassé pour deux raisons.
La première est que l’Organisation a fait preuve de discipline et la seconde est due aux effets sur la production du report des investissements hydrocarbures des années 2019 et 2020.
Quant aux augmentations du prix du baril, maintenant que le marché a été stabilisé, il dépendra du niveau de la demande mondiale elle-même corrélée à l’évolution de la situation sanitaire du covid-19 et des secousses géopolitiques. Soyons optimistes mais prudents.
La nouvelle loi sur les hydrocarbures a été adoptée dans l’urgence en 2019 pour attirer les investissements étrangers. Près de deux ans après, elle n’est pas entrée en vigueur et les investisseurs ne se bousculent pas. L’Algérie n’intéresse-t-elle plus les majors pétrolières dont certaines sont en train de mettre le cap sur l’électricité et le renouvelable ?
Je commencerai par répondre à votre dernière question. Vous savez dans la communication et les pratiques des groupes pétroliers mondiaux notamment, il y a ce que l’on dit et il y a ce que l’on fait.
On peut verdir le nom du groupe tout en développant par ailleurs sa présence et ses actifs pétroliers internationaux. Voyez le cas de TotalEnergies avec les derniers méga-contrats pétroliers signés en Irak ( 27 milliards de dollars dont 10 milliards de dollars en IDE).
S’agissant de votre première question, il faut vous rappeler que les investissements hydrocarbures ont décliné fortement avec la lourde chute du prix du baril consécutive au rétrécissement de la demande résultant elle-même de la pandémie du covid-19.
Ils commencent à reprendre pour ne citer que les exemples de l’Irak et de l’Algérie (Sonatrach annonce l’augmentation des investissements de 7,4 milliards de dollars en 2021 à 10 milliards de dollars en 2023).
Pour répondre vous devez savoir sans doute que la mise en œuvre de la nouvelle loi a pris du retard d’une année au moins du fait des textes d’application non rédigés de façon concomitante.
Quant aux effets qu’elle peut avoir sur l’attractivité, notons qu’elle contient des nouvelles clauses qui lèvent les contraintes fiscales et opérationnelles signalées par les partenaires.
Est-ce que cela sera suffisant ? On le verra bientôt. Bien entendu, si l’attractivité demeure encore insuffisante, il faudra s’adapter à la nouvelle donne.
C’est ce que l’on appelle le pragmatisme. Pour l’électricité et le renouvelable, que ce soit pour les groupes industriels traditionnels ou les nouveaux entrants pétroliers, comme vous le dites, l’Algérie dispose d’un des plus grands marché africain émergent auquel sans doute la loi sur le PPP donnera une impulsion plus forte, associée ou non avec la loi sur les hydrocarbures.
Le pétrole n’a plus la même valeur stratégique à cause des orientations écologiques des gouvernements des grandes puissances qui misent sur les énergies renouvelables. L’Algérie a-t-elle intégré cette donne ?
Face à cette interrogation qui appelle une réponse binaire je donnerai pour ma part une réponse plus nuancée. Le pétrole n’a pas perdu sa valeur stratégique et même géostratégique.
Même si dans le panier énergétique il sera appelé à décliner sur le temps long, beaucoup plus tard que le charbon mais plus tôt que le gaz naturel.
Les besoins en produits pétrochimiques solides, liquides et gazeux pour être couverts ont besoin pour une longue période encore de pétrole. Cela en est de même pour la mobilité.
Ceci dit, l’Algérie doit diminuer son empreinte carbone dans le processus de production par la réinjection des gaz torchés, l’introduction systématique de réseaux électro-solaires décentralisés dans les installations pétrolières et surtout la rationalisation de la consommation énergétique dans l’industrie, la mobilité et le résidentiel. Je vous concède que ce qui a été fait n’est pas suffisant.
L’Algérie dispose de grandes réserves de gaz qui, lui, en tout cas plus que le pétrole, garde une certaine valeur stratégique. Mais la consommation interne de l’Algérie augmente d’année en année. S’il faut un arbitrage entre la consommation et l’exportation, que doit-on décider ?
Grandes réserves de gaz naturel conventionnel pour l’Algérie dites-vous. On ne peut pas l’affirmer avec seulement 2500 milliards m3 et une production annuelle moyenne de 130 milliards m3, dont 85 milliards m3 sont destinés au marché intérieur et à l’exportation et 45 milliards m3 sont recyclés pour maintenir la pression des puits et donc les niveaux de production.
En revanche nous disposons, dans l’estimation la plus basse, des troisièmes réserves mondiales de gaz de schistes avec 19800 milliards de m3.
Si l’on exclut dans ce scénario d’une part le recours au gaz de schiste et la découverte d’une grosse « patate » de gaz conventionnel et d’autre part une croissance au fil de l’eau de la consommation domestique (45,2 milliards m3 en 2019), l’arbitrage dont vous parlez pourrait être daté en 2030.
Cela semble être validé par les chiffres de la CREG (commission de régulation de l’électricité et du gaz) qui a donné une prévision de consommation domestique de 67 milliards de m3 pour 2028 avec un taux de croissance annuel de 5,9 %.
D’où l’urgence d’élargir nos réserves de gaz et rationaliser, en amont et aval, la consommation de gaz et d’électricité tout en accélérant le recours aux installations électro-solaires décentralisées. Vous comprendrez parfaitement, qu’en cas d’arbitrage, la sécurité énergétique implique la couverture prioritaire des besoins nationaux.
Il y a aussi les contrats à long terme de livraison par pipeline, qui couvrent le gros des exportations de l’Algérie et qui ne sont pas toujours avantageux dans un contexte de hausse du prix du gaz notamment en Europe, notre principal marché. Faut-il abandonner ce genre de contrats et sortir de l’indexation du prix du gaz sur celui du pétrole ?
Il faut faire les deux : les contrats à long terme là où c’est encore possible, pour maintenir nos parts de marché traditionnels en Europe du Sud par gazoducs et GNL et s’introduire dans les marchés qui offrent de meilleurs prix dans la conjoncture commerciale, à l’exemple de la situation actuelle des prix du gaz en Europe qui sont à des niveaux historiquement les plus élevés. Mais la sortie de l’indexation du gaz sur le pétrole me semble, pour ma part, prématurée et aléatoire.
Dans son plan d’action, le gouvernement évoque aussi la réduction de la dépendance vis-à-vis des hydrocarbures, sans fixer de cap, ni donner de chiffres. L’Algérie est-elle capable de se doter d’autres moteurs de croissance que les hydrocarbures ?
Bien sûr, c’est comme la prose, elle a commencé à le faire sans le savoir avec le développement de son agriculture (25 milliards de dollars de production annuelle) et de son agro-industrie.
Sauf que les marchés de ce secteur doivent être plus transparents et mieux organisés de sorte que les volumes des rentes captées dans la production, les transports, le stockage et la distribution des produits, n’exposent pas les consommateurs finaux à des niveaux de prix sans rapport avec leur pouvoir d’achat.
Les autres moteurs de la croissance vont provenir de la dynamisation des territoires, des politiques permanentes de substitution aux importations, ainsi que dans les secteurs et filières dans lesquels nous disposons d’avantages comparatifs (pétrochimie, engrais, mines, phosphates, sidérurgie, industries manufacturières et tourisme).
Concrètement, quels sont les autres moteurs de croissance que l’Algérie doit déployer pour se mettre à l’abri des variations des prix du pétrole ? Par exemple, le tourisme peut rapporter gros au pays, en termes d’emplois et de devises. Pourquoi ce secteur est-il négligé ?
Puisque vous citez spécifiquement le secteur du tourisme, bien que nous soyons pour ce secteur dans une conjoncture de contraction mondiale du fait de la pandémie de covid-19, examinons si les conditions de sa relance sont possibles en Algérie.
J’observe que les investissements privés réalisés dans l’hôtellerie sur l’ensemble, avec le soutien apporté aux politiques publiques, sont une excellente chose.
Ils seront amortis et auront un retour sur investissement si l’on continue de promouvoir la Destination Algérie pour reprendre l’expression du président de la République.
Mais il y a encore des efforts à faire, notamment pour rendre accessibles les coûts de transport qui pour le moment ont un effet d’éviction sur les différents segments de la demande internationale et celle de notre diaspora.
Les investisseurs nationaux et étrangers ne se bousculent pas pour investir en Algérie. Certains évoquent les conséquences des enquêtes anti-corruption, d’autres la crise économique mondiale. Qu’est-ce qui explique cette situation ?
C’est toute la problématique du climat de confiance à rétablir qui est posée, notamment celle de la jurisprudence comparative en termes de risque de gestion pour les investisseurs étrangers, qui par ailleurs ont accueilli positivement le signal de l’abandon de la clause 51/49.
Il y a aussi un chantier concomitant qui est celui de rétablir la confiance auprès de nos entrepreneurs locaux et ceux de la diaspora car les investisseurs étrangers sont leurs partenaires naturels.
Malgré les déclarations politiques au plus haut niveau, le pays ne dispose pas encore d’une jurisprudence de nature à valider concrètement dans tous les secteurs et dans tous les territoires la protection du risque de gestion quand il n’y a pas d’enrichissement personnel indu. C’est une des composantes dans la construction de l’État de droit et de l’indépendance de la justice qu’il va falloir patiemment construire dans le temps.
J’ajouterai qu’au final, le processus anticorruption que vous évoquez est favorable à l’investissement, notamment étranger, car en séparant l’argent de la politique et en fermant les robinets de rentes, y compris les surfacturations, il contribue à créer des conditions d’une compétitivité marchande transparente, équitable et loyale.
Certains disent que l’Algérie a raté, durant le règne de Bouteflika et du pétrole cher, une occasion qui, peut-être, ne se représentera plus, de moderniser son économie. Durant les années 2000, l’argent coulait à flot et les réformes les plus difficiles et les plus douloureuses à faire au plan social notamment étaient possibles. Etes-vous d’accord ?
Vous avez sans doute entendu parler du syndrome hollandais. Sa déclinaison algérienne était « Elbahbouha », dont une partie des ressources aurait mieux fait d’être logée dans le FRR ( Fonds de régulation des recettes) et une partie des recettes en devises dans un Fonds souverain au service de la diversification économique.
Quant aux réformes structurelles dont vous parlez, elles étaient cycliquement reportées. On en parle en période de crise puis on les oublie lorsque le cycle qui nous est exogène se retourne positivement.
Pourtant il y a eu trois piqûres de rappel dans les deux premières décennies 2000 que vous citez : la crise de 2008, celle de 2014 et celle de 2020 pour clôturer.
L’enseignement à tirer est que le temps économique n’est pas le temps politique mais il finit toujours par le rattraper quand les ressources s’amenuisent. C’est pourquoi, contrairement à ce que l’on peut penser, le contexte est favorable pour l’initiation à un processus de réformes porté par un dialogue social large et inclusif.