Chronique livresque. C’est un ouvrage indispensable* pour celui qui veut connaitre le rôle des femmes dans la Révolution algérienne. Écrit par le premier professeur d’histoire de nationalité algérienne, Danièle Djamila Amrane Minne, Les femmes algérienne dans la guerre lui a permis de décrocher le doctorat d’État avec la mention la plus élevée : la mention honorable.
Son préfacier, l’érudit reconnu et connu pour ses combats anti-colonialistes, le professeur André Mandouze ne cache point son admiration : « Préfacer un livre, c’est au contraire, selon moi, accepter de reconnaître, et en quelque sorte de proclamer, qu’on a été si profondément touché par le livre en question que, sans prétendre pour autant revendiquer la moindre part de mérite de l’auteur, on croit devoir par là remercier celui-ci d’avoir songé à faire du préfacier choisi mieux qu’un lecteur de première main : un lecteur privilégié. »
Il cite aussi cet extrait de l’ouvrage, lequel extrait montre, tel un terrible instantané, le regard des hommes sur les femmes fussent-elle des héroïnes : « Les Algériens n’étaient pas préparés au militantisme des femmes : ils ne l’ont facilité ni dans les textes, ni dans les actes. Ils l’ont subi, utilisé, admiré et ils ont souvent essayé, en vain, de le canaliser dans les limites « raisonnables », respectueuses des traditions. »
Danièle Djamila Amrane Minne, une héroïne
Celle qui écrit n’est pas n’importe qui. Elle parle en connaissance de cause. La guerre, elle l’a vécue, subie dans sa chair et son cœur : Danièle Djamila Amrane Minne est une grande Moudjahida, une héroïne de la guerre de libération au même titre que Meriem Bouattoura, Djamila Bouhired, Zohra Drif, Hassiba Ben Bouali, Samia Lakhdari , Raymonde Peschard et tant d’autres femmes engagées à fond dans une Révolution d’hommes qui leur laissaient si peu de place.
Héroïne Danièle Minne est aussi la fille d’une autre héroïne Jacqueline Guerroudj, grande moudjahida. Autant dire qu’elle avait l’héroïsme dans le sang. Et l’amour de l’Algérie aussi puisqu’elle a préféré, contrairement à Camus, choisir la justice contre sa mère la France. Elle risqua sa vie en étant porteuse et poseuse de bombe. C’est elle à 17 ans à peine qui déposa une bombe le 26 janvier 1957 à la brasserie Otomatic, rue Michelet, à Alger. 17 ans, vous vous rendez compte !
L’âge de Hassiba l’unique par sa pureté révolutionnaire et son engagement total et jusqu’au sacrifice pour notre pays. Arrêtée, incarcérée, elle fera six ans de prison. Elle est rentrée en prison jeune fille, elle sortira plus mure qu’une grand’mère ! Et c’est cette maturité qui l’a poussée à continuer d’une autre façon l’engagement armé dans l’Algérie indépendante : rencontrer ses sœurs militantes, les comprendre pour mettre en exergue leur rôle capital si souvent méconnu quand il n’est pas carrément occulté.
L’ouvrage met l’accent sur le rôle militant des orchestres féminins et notamment celui de Fadila Dziria qui a même été emprisonnée avant d’évoquer les activités essentielles des combattantes dans les maquis : « Généralement les maquisardes d’origine campagnardes, le plus souvent analphabètes, sont affectées à la cuisine, alors que les citadines, presque toutes lettrées, sont chargées des soins ».
Un chiffre donne le vertige : seulement 4,5% de femmes sont alphabétisées contre 13% d’hommes qui savent lire et écrire. C’était ça la mission civilisatrice de la France terre des droits de l’Homme : plonger le peuple algérien dans l’analphabétisme pour mieux le dominer en le gardant dans les pénombres de l’ignorance.
Mais les maquisardes ne sont pas toutes reléguées à des tâches de popote ou d’infirmerie, grâce à Boussouf, si souvent accablé, mais dont il faut reconnaitre les mérites quand il le faut, comme « cette expérience unique en son genre eut lieu en Oranie avec l’envoi au maquis par les services de Boussouf de jeunes filles et garçons comme contrôleurs. Le contrôleur est un chargé de mission envoyé par le Commandement pour effectuer un contrôle complet de la situation de la zone qui lui a été désignée. » Après un stage intensif de trois mois d’éducation politique et d’instruction militaire, ces jeunes, étudiants ou lycéens, sont chargés de contrôler pendant une durée de 2 mois les six zones de l’Oranie.
Ce n’était pas des fonctions de tout repos dans la mesure où certaines contrôleuses sont mortes au maquis. Témoignage d’une combattante en forme d’hommage à ses sœurs de combat : « Par leur abnégation, leur don total d’elles-mêmes pour la lutte de libération, les maquisardes, et notamment les citadines, ont représenté un élément mobilisateur inestimable. C’est certainement la conscience d’avoir été efficaces qui fait que toutes les maquisardes gardent, comme Farida, « un excellent souvenir de cette période pleine de difficultés, mais si enrichissante ».
Quelques indications sur les fidai’yate chargées de la guérilla urbaine. Elles sont généralement issues, comme le précise en connaissance de cause l’auteur, de familles très modestes, certaines issues de la petite bourgeoise et très peu de la moyenne bourgeoisie. L’âge des fidai’yate suscite à la fois l’étonnement et l’admiration. Qu’on en juge : 48% des fidai’yate ont moins de vingt ans et 72% ont moins de 25 ans ! Et ça se comprend : une femme jeune sans mari, ni enfants est plus libre de ses mouvements, de ses choix, en un mot de sa vie qu’une femme « rangée ».
Pour Danièle Djamila Amrane Minne, même dans le combat, la fidai’ya passe après le fidaï : « Certes les fidai’yate étaient prêtes à tout et décidées à agir, mais il est remarquable que toutes leurs actions soient conditionnées par le rôle du fidaï. Soit elles aident le fidaï lors d’une action armée, soit, cas plus rare , elles se substituent à lui lorsque le caractère de l’attentat (le dépôt d’une bombe volumineuse en quartier européen par exemple) le rend trop risqué pour un homme. Poseuses de bombes, les fidai’yate n’ont pas, à la connaissance de l’auteur, effectuées des attentats à la grenade ou au pistolet.
« Nous les avons portés sur nos têtes »
Mais c’est dans la Bataille d’Alger que les fidai’yate prennent le pas sur leurs camarades hommes grâce à leurs capacités de se mouvoir sous le haïk. Témoignage de Zohra D (Drif): « Nous vivions la même vie, mais sur le plan de l’activité, nous avions une vie plus intense qu’eux parce que nous pouvions nous déplacer voilées ! C’est eux qui se retrouvaient cloîtrés ! » Djamila B (Bouhired) va dans le même sens en plus explicite ; « Nous, les filles, avions plus de facilités à aller partout. Lorsqu’une mission se préparait, nous allions sur le terrain repérer les objectifs et notre avis était écouté. Nous faisions beaucoup de choses, les mêmes qu’eux et en plus nous nous occupions d’eux…Nous les avons portés sur notre tête. »
Quelle belle formule que voilà, que voici : « Nous les avions portés sur nos têtes. » C’est exactement ça. Et jamais femme ne s’est plaint de la lourdeur du fardeau.
L’auteure note que des fidai’yate ont participé à la direction de la « bataille d’Alger » À l’appui, elle cite Yacef Saadi qui écrit dans son livre , « Souvenirs de la bataille d’Alger » : « Les sœurs Hassiba, Zohra, et Djamila, avec les frères Ali La Pointe, Cherif Debih, plus connu sous le nom de Si Mourad, Omar, mon jeune neveu, tous me suivaient dans mes retraites successives en partageant les mêmes dangers. »
Djamila Bouhired apprécie le sens du débat et du dialogue de Saadi. Ce qui n’était pas du goût de Larbi Ben M’hidi, supérieur hiérarchique de Saadi, qui, craignant l’anarchie, décida d’une directive . Ben Bouali, Bouhired et Drif étaient chargés de la frappe du texte. Les trois furent choqués par une phrase : « L’exécution d’abord, la discussion ensuite. » La parole à Djamila Bouhired : « Nous avons décidé de la remettre dans le bon sens : « La discussion d’abord, l’exécution ensuite. » Si Mohamed (Ben M’hidi) était furieux, pour une fois il a crié et nous a obligés à tout refaire malgré nos protestations.
– Et si le fidaï meurt, Si Mohamed, quand aura lieu la discussion ? lui avons-nous vainement demandé. » Ben M’hidi ne changera pas une virgule au texte. Cet échange montre les limites de la discussion : le militant doit d’abord agir avant de comprendre.
Autre témoignage sur les militantes que cite l’auteur, celui de Germaine Tillion qui a rencontré Saadi et son équipe à deux reprises en pleine « Bataille d’Alger » : « J’étais étonnée d’arriver dans cette belle maison arabe et de voir côte-à-côte ces deux jeunes femmes discrètes (Zohra Drif et Oukhiti Fatiha Bouhired-Hattali) avec ces deux hommes style far West (Saadi et Ali la pointe) armés jusqu’aux dents (…) La femme algérienne a subi un dressage millénaire, certaines ont énormément de personnalité et de courage, mais elles ne peuvent s’’affranchir de ce dressage. Une femme âgée peut avoir des responsabilités, mais pas une femme jeune. Zohra Drif était encore une enfant, on est adulte dans la vie lorsqu’on a un métier. Un pays où les femmes n’ont pas de métier a des femmes mutilées. » Tillion précise encore que « Zohra Drif avait prononcé une phrase ou deux, l’autre n’avait pris aucune part à la conversation. »
Pour Tillion dont la rigidité est connue, les pesanteurs historiques et sociologiques n’ont pas pu permettre aux femmes de jouer un rôle important dans la révolution. On peut lui retourner la question : en dépit de leur plus grande émancipation par rapport aux Algériennes, quels rôles les Françaises ont-elles joués dans la libération de la France dans les deux guerres ? Peut-être moins que les Algériennes quand on voit la liste des martyres de la Révolution. Tillion aurait dû savoir que si Zohra n’avait pas participé aux discussions, ce n’est pas par effacement devant les hommes ou par « dressage », mais parce qu’elle avait de solides raisons qui relèvent de la stratégie. Djamila Minne nous fait entendre les raisons de Drif que Tillion n’a pas entendu : « Yacef a mené toute la discussion, il était très habile et nous n’avions pas à nous en mêler. Cependant, Germaine Tillion m’agaçait au plus haut degré. Nous vivions traqués avec la responsabilité de répondre aux exécutions alors que nous n’en avions plus les moyens. Et elle, qui représentait la Résistance, venait nous faire la morale : les bombes c’est mal. Excédée, je suis intervenue.
-Taisez-vous, gros bébé, m’a-t-elle dit.
« Il ne fallait pas que la discussion s’envenime, je me suis tue, laissant Yacef continuer à mener les débats. »
Dans ses mémoires, Zohra Drif est encore plus directe. Elle raconte que Tillion les a traités d’assassins.
L’auteur insiste sur le fait que si les militantes sont le plus souvent évoquées dans la presse de l’époque, ce n’est pas le cas dans les écrits sur la guerre d’Algérie où leur rôle est minimisé.
Danièle Djamila Amrane Minne note que si le FLN accepte que dans l’action la femme assume les mêmes risques que les hommes, il n’en est pas de même pour les postes de responsabilité où les femmes sont écartées. Elle cite un exemple qui résume tout : « Le premier médecin à prendre le maquis est une femme, Nefissa (Hamoud). Elle est déjà au maquis depuis plusieurs mois en wilaya III, lorsqu’un deuxième médecin, Mustapha, y arrive, mais c’est lui qui est immédiatement nommé médecin-chef de la wilaya. » Consolation pour atténuer l’injustice qui lui est faite : Nefissa Hamoud épousera son chef le docteur Mustapha Laliam. Soixante ans plus tard, peut-on dire que les choses ont vraiment changé ?
À l’instar de la martyre Raymonde Peschard, Danièle Minne fait partie des Françaises qui ont tout sacrifié pour leur pays, notre Algérie. Si les combattantes autochtones ont eu le mérite d’avoir pris les armes, ces étrangères, ces Françaises ont eu un double mérite : celui de l’engagement dans la cause des colonisés, et celui, tout aussi remarquable, d’avoir retourné les armes contre leur pays d’origine. Viendra le jour où l’Algérie reconnaissante rendra l’’hommage mérité à toutes ses filles et fils d’où qu’ils viennent. Ils l’ont irriguée de leur sang. Le sang des martyrs.