CONTRIBUTION. La sentence de l’écrivain Amine Zaoui est sans appel. Dans une chronique consacrée à un charlatan irakien qui a déplacé les foules, à Ouargla, en exhibant un cheveu supposé prélevé de la coiffure du prophète Mohamed, il dénonce avec vigueur le « silence » des intellectuels face à la propagation d’une pensée rétrograde. « Par notre silence complice, face à ce charlatanisme oriental importé, nous sommes tous, en tant qu’intellectuels, accusés devant l’histoire et devant la conscience humaine de ne pas porter secours à une société en danger, à une population menacée dans son état de santé mental et spirituel », écrit-il. Il s’en prend violemment à ces intellectuels, « en situation d’infraction » parce qu’ils ne « portent pas secours à une population en danger, en grave péril », « une société exposée à une maladie mentale généralisée », et, de fait, « une société en situation de danger et d’extermination cérébrale ».
La charge est brutale. Elle a le mérite de la clarté, en situant son auteur parmi les partisans de la modernité, ceux qui refusent de voir l’Algérie sombrer dans des croyances absurdes, archaïques, de plus en plus répandues dans une Algérie qui semble avoir perdu ses repères.
Amine Zaoui n’en est pas à son premier coup d’essai. Il avait déjà défrayé la chronique par un autre texte, publié il y a trois mois, dans lequel il dénonçait la « bédouinisation » des villes algériennes à l’occasion de l’Aïd El-Adha, quand les artères des grandes villes et des petits villages étaient envahies par des moutons destinés au sacrifice de l’Aïd. « S’il vous plait, arrêtez cette bédouinisation islamique qui menace nos villes ! », avait-il écrit, dénonçant ce phénomène qui veut qu’à chaque Aïd El-Adha, « les moutons envahissent les rues d’Alger ».
Le texte est beau, épique, tranché. Il refuse la soumission, rejette le fait accompli. Son auteur se révolte contre une évolution contraire au progrès.
À quoi sert un pamphlet ?
Mais que vaut, in fine, ce texte ? Quel effet va-t-il produire ? Interpeller les consciences ? Sonner l’alerte ? Témoigner ? Dans un pays où les institutions ne fonctionnent plus, il n’y a aucune réaction à attendre. L’effet est nul. Il n’a aucune portée.
Mais ce sentiment de prêcher dans le désert résulte d’un autre facteur, que la plupart des faiseurs d’opinion, intellectuels, artistes, hommes politiques, hauts responsables, cultivent avec un art consommé : le sens de la posture. Ils ont l’art d’utiliser la belle formule qui plait, le mot qui fait plaisir, ils prennent la posture qu’ils pensent adaptée au moment, alors que dans leur vie sociale et professionnelle, ils ont une attitude complètement différente. Ils agissent comme si une profession de foi se suffisait à elle-même. On peut faire n’importe quoi ensuite, ça n’a aucune importance.
Cela s’appelle une posture. Elle n’a rien à voir avec une prise de position. Amine Zaoui a fait partie de « l’appareil culturel » du pouvoir pendant de longues années. Influent animateur de télévision puis directeur de la bibliothèque nationale, combien d’invités hors-système a-t-il invités lorsqu’il avait le pouvoir de promouvoir la liberté des idées et la diversité ? Combien de débats hors des lignes rouges tracées par le pouvoir a-t-il organisés ?
C’est une attitude récurrente chez nombre d’acteurs de « l’élite algérienne ». Ils affichent des postures séduisantes, sans rapport avec les décisions qu’ils prennent quand ils sont dans l’exercice des responsabilités. Ihsane El-Kadi, directeur du groupe Interface Media, en a épinglé un autre ce dimanche. Il s’agit de l’ambassadeur d’Algérie à Paris, Abdelkader Mesdouaa, qui mène une campagne remarquable sur les réseaux sociaux pour faire la promotion du tourisme en Algérie. Problème : les services consulaires gérés par M. Mesdouaa « refusent plus de 80% des déjà maigres demandeurs français de visas algériens qui peuvent changer le regard sur le pays », écrit Ihsane El-Kadi.
Le syndrome Benflis
Même attitude chez les dirigeants politiques. Il est inutile d’évoquer ceux qui sont au pouvoir, tant leur comportement est en inadéquation totale avec leur manière d’exercer leurs responsabilités. Par contre, ceux de l’opposition offrent un vrai paradoxe. Ils se proclament souvent démocrates, mais ils gèrent leur parti autour de leur personne. Peu d’entre-eux appliquent les règles démocratiques, préférant systématiquement la cooptation qui leur permet de conserver le contrôle de l’appareil de leur parti.
Abdellatif Benachenou, brillant économiste, universitaire renommé, consultant auprès de grandes institutions internationales, a tous les atouts pour penser, agir, écrire de manière autonome. Il prône une ligne économique innovante. Problème là aussi : quand il était aux affaires, il a fait l’inverse de ce qu’il recommande aujourd’hui de faire. On peut également citer Ahmed Benbitour, Ali Benflis, Khalida Toumi et bien d’autres.
Un poète au RND
Mais là où cette attitude fait des dégâts, c’est chez les intellectuels, artistes et au sein de la fameuse « société civile ». Azzeddine Mihoubi est écrivain, poète, scénariste et j’en passe. Que vaut son discours sur la liberté de la création quand il va au RND avant de finir ministre du quatrième mandat ? Faut-il évoquer ces patrons de presse qui soignent leur image de promoteurs de la liberté alors qu’ils font régner la précarité dans les rédactions pour préserver leur capacité de négociation avec le pouvoir ? Lors de la journée de la liberté de la presse, un membre du Bureau politique du FLN a été invité à un débat où il défendu la liberté des journalistes, pendant que son parti, majoritaire au Parlement et fortement présent au gouvernement, détruisait méthodiquement les fondements et les valeurs de la presse libre.
Maître de son destin
Un intellectuel n’est pas exempt de contradictions. Bien au contraire. Refuser la fatalité de l’islamisme politique, afficher sa laïcité, lutter contre l’archaïsme sont des combats de longue haleine dont dépend la vitalité du pays. Encore faut-il que ceux qui en portent l’étendard fassent preuve d’un minimum de cohérence. En ces temps de pertes de repères, ils ont même un devoir d’exemplarité. Les Algériens sont en droit d’être encore plus exigeants envers eux. Particulièrement dans un pays où le président du Conseil constitutionnel ne fait pas respecter la constitution, et où le président du Parlement ne fait pas confiance à la loi.
Car contrairement aux autres acteurs de la vie publique, l’intellectuel a un atout définitif. Il est maître de ses idées, de son comportement. Il a la capacité de refuser la solidarité de Saïd Bouteflika quand celui-ci, co-gestionnaire d’un système qui humilie tout un pays avec le quatrième mandat, se prétend solidaire avec un écrivain humilié par une chaîne de télévision.