Il y a à peine quelques mois, il était inconcevable que des officiels puissent être hués, encore moins chassés d’un événement commémoratif d’une date historique. Aujourd’hui, c’est le contraire qui est presque impensable. C’est-à-dire qu’un responsable de quelque rang que ce soit fasse une sortie sur le terrain sans créer l’émeute.
À Kherrata, cette ville qui a donné le coup d’envoi du mouvement populaire en organisant avant même le 22 février une marche imposante contre le cinquième mandat, des officiels ont été empêchés d’assister aux festivités commémorant les événements du 8 mai 1945 partis aussi de cette bourgade. Pas loin de Kherrata, à Sétif, autre ville meurtrie par les massacres du 8 mai, la population a signifié au wali qu’il était indésirable. Les moudjahidine de Batna auraient réservé le même accueil au premier responsable de la wilaya, selon des vidéos partagées sur les réseaux sociaux.
Depuis le 22 février, les responsables, notamment les ministres et les walis, sont chassés partout où ils se rendent. Le désormais ancien wali d’Alger Abdelkader Zoukh a dû fuir, le 22 avril, la furie des jeunes lorsqu’il est venu s’enquérir de la situation suite à l’effondrement d’un immeuble à la Casbah qui a fait cinq morts. Il sera limogé le soir même.
La veille, le ministre de l’Energie avait été empêché par les travailleurs d’accéder au siège d’une direction placée sous son autorité à Alger. De nombreuses visites ministérielles ont été aussi chahutées dans plusieurs wilayas. Les ministres et autres responsables ne sortent plus sur le terrain. Même la mise en service de l’aérogare d’Alger, l’une des plus grandes réalisations de ces dernières années, s’est faite sans cérémonie d’inauguration, à cause sans doute de la crainte d’une réaction négative des passagers à l’égard des officiels.
Il en est ainsi depuis le début de ce mouvement populaire qui rejette tout ce qui symbolise le système politique en place, particulièrement le gouvernement Bedoui et ses ministres qui, incompréhensiblement, nourrissent encore l’espoir d’organiser un scrutin présidentiel.
Mais ce qui s’est passé ce 8 mai à Kherrata et à Sétif a une très forte charge symbolique. C’est la première fois en effet depuis l’indépendance que la commémoration de cette date historique se fait sans la présence des autorités officielles, du moins dans les localités où ont eu lieu les événements de 1945. Le geste des citoyens exprime bien plus que leur défiance vis-à-vis d’un gouvernement dont ils ne veulent pas. Il est le signe du début de la réappropriation de l’Histoire que le pouvoir aujourd’hui décrié a toujours instrumentalisée et de laquelle il tirait toute sa légitimité. « Après avoir chassé les représentants de l’État qui ne se rappellent de nous qu’à l’occasion du 8 mai, on va célébrer en tant que peuple l’événement », a lancé un jeune à Kherrata.
La fronde est d’autant plus significative qu’elle est survenue dans des lieux chargés d’histoire, des villes considérées comme des bastions du nationalisme et que le pouvoir a toujours tenté de présenter comme étant acquises à ses thèses. Kherrata, qui fut à l’origine des événements du 8 mai 1945 puis du mouvement du 22 février, vient de donner en ce 8 mai 2019 le coup d’envoi à un autre combat, celui de la réappropriation de l’Histoire.